Les Essais, Livre II
harquebusades, et aux combats, que nous voyons
tremousser et fremir en dormant, estendu sur sa litiere, comme s'il
estoit en la meslée, il est certain qu'il conçoit en son ame un son
de tabourin sans bruict, une armée sans armes et sans corps.
Quippe videbis equos fortes, cum
membra jacebunt
In somnis, sudare tamen, spiraréque sæpe,
Et quasi de palma summas contendere vires.
Ce lievre qu'un levrier imagine en songe, apres lequel nous le
voyons haleter en dormant, alonger la queuë, secoüer les jarrets,
et representer parfaictement les mouvemens de sa course :
c'est un lievre sans poil et sans os.
Venantúmque canes in molli sæpe
quiete,
Jactant crura tamen subito, vocesque repente
Mittunt, et crebas reducunt naribus auras,
Ut vestigia si teneant inventa ferarum :
Experge factique, sequuntur inania sæpe
Cervorum simulacra, fugæ quasi dedita cernant :
Donec discussis redeant erroribus ad se.
Les chiens de garde, que nous voyons souvent gronder en
songeant, et puis japper tout à faict, et s'esveiller en sursaut,
comme s'ils appercevoient quelque estranger arriver ; cet
estranger que leur ame void, c'est un homme spirituel, et
imperceptible, sans dimension, sans couleur, et sans
estre :
Consueta domi catulorum blanda
propago
Degere, sæpe levem ex oculis volucrémque soporem
Discutere, et corpus de terra corripere instant,
Proinde quasi ignotas facies atque ora tueantur.
Quant à la beauté du corps, avant passer outre, il me faudroit
sçavoir si nous sommes d'accord de sa description : Il est
vray-semblable que nous ne sçavons guere, que c'est que beauté en
nature et en general, puisque à l'humaine et nostre beauté nous
donnons tant de formes diverses, de laquelle, s'il y avoit quelque
prescription naturelle, nous la recognoistrions en commun, comme la
chaleur du feu. Nous en fantasions les formes à nostre appetit.
Turpis Romano Belgicus ore
color.
Les Indes la peignent noire et basannée, aux levres grosses et
enflées, au nez plat et large : et chargent de gros anneaux
d'or le cartilage d'entre les nazeaux, pour le faire pendre jusques
à la bouche, comme aussi la balievre, de gros cercles enrichis de
pierreries, si qu'elle leur tombe sur le menton, et est leur grace
de montrer leurs dents jusques au dessous des racines. Au Peru les
plus grandes oreilles sont les plus belles, et les estendent autant
qu'ils peuvent par artifice. Et un homme d'aujourdhuy, dit avoir
veu en une nation Orientale, ce soing de les agrandir, en tel
credit, et de les charger de poisants joyaux, qu'à touts coups il
passoit son bras vestu au travers d'un trou d'oreille. Il est
ailleurs des nations, qui noircissent les dents avec grand soing,
et ont à mespris de les voir blanches : ailleurs ils les
teignent de couleur rouge. Non seulement en Basque les femmes se
trouvent plus belles la teste rase : mais assez
ailleurs : et qui plus est, en certaines contrées glaciales,
comme dit Pline. Les Mexicanes content entre les beautez, la
petitesse du front, et où elles se font le poil par tout le reste
du corps, elles le nourrissent au front, et peuplent par art :
et ont en si grande recommandation la grandeur des tetins, qu'elles
affectent de pouvoir donner la mammelle à leurs enfans par dessus
l'espaule. Nous formerions ainsi la laideur. Les Italiens la
façonnent grosse et massive : les Espagnols vuidée et
estrillée : et entre nous, l'un la fait blanche, l'autre
brune : l'un molle et delicate, l'autre forte et
vigoureuse : qui y demande de la mignardise, et de la douceur,
qui de la fierté et majesté. Tout ainsi que la preferance en
beauté, que Platon attribue à la figure spherique, les Epicuriens
la donnent à la pyramidale plustost, ou carrée : et ne peuvent
avaller un Dieu en forme de boule.
Mais quoy qu'il en soit, nature ne nous a non plus privilegiez
en cela qu'au demeurant, sur ses loix communes. Et si nous nous
jugeons bien, nous trouverons que s'il est quelques animaux moins
favorisez en cela que nous, il y en a d'autres, et en grand nombre,
qui le sont plus.
A multis animalibus decore
vincimur
: voyre des terrestres nos compatriotes. Car
quant aux marins, laissant la figure, qui ne peut tomber en
proportion, tant elle est autre : en couleur, netteté,
polissure, disposition, nous leur cedons assez : et non moins,
en toutes qualitez, aux aërées. Et ceste prerogative que les Poëtes
font valoir de nostre stature droicte, regardant vers le ciel son
origine,
Pronáque cum spectent
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