Les Essais, Livre II
office, ordonnerent du public
certaine mesure de bled pour nourrir le chien, et aux prestres d'en
avoir soin. Plutarque tesmoigne ceste histoire, comme chose
tres-averee et advenue en son siecle.
Quant à la gratitude (car il me semble que nous avons besoin de
mettre ce mot en credit) ce seul exemple y suffira, qu'Appion
recite comme en ayant esté luy mesme spectateur. Un jour, dit-il,
qu'on donnoit à Rome au peuple le plaisir du combat de plusieurs
bestes estranges, et principalement de Lyons de grandeur inusitee,
il y en avoit un entre autres, qui par son port furieux, par la
force et grosseur de ses membres, et un rugissement hautain et
espouvantable, attiroit à soy la veuë de toute l'assistance. Entre
les autres esclaves, qui furent presentez au peuple en ce combat
des bestes, fut un Androdus de Dace, qui estoit à un Seigneur
Romain, de qualité consulaire. Ce Lyon l'ayant apperceu de loing,
s'arresta premierement tout court, comme estant entré en
admiration, et puis s'approcha tout doucement d'une façon molle et
paisible, comme pour entrer en recognoissance avec luy. Cela faict,
et s'estant asseuré de ce qu'il cherchoit, il commença à battre de
la queuë à la mode des chiens qui flattent leur maistre, et à
baiser, et lescher les mains et les cuisses de ce pauvre miserable,
tout transi d'effroy et hors de soy. Androdus ayant repris ses
esprits par la benignité de ce lyon, et r'asseuré sa veuë pour le
considerer et recognoistre : c'estoit un singulier plaisir de
voir les caresses, et les festes qu'ils s'entrefaisoient l'un à
l'autre. Dequoy le peuple ayant eslevé des cris de joye, l'Empereur
fit appeller cest esclave, pour entendre de luy le moyen d'un si
estrange evenement. Il luy recita une histoire nouvelle et
admirable :
Mon maistre, dict-il, estant proconsul en Aphrique, je fus
contrainct par la cruauté et rigueur qu'il me tenoit, me faisant
journellement battre, me desrober de luy, et m'en fuir. Et pour me
cacher seurement d'un personnage ayant si grande authorité en la
province, je trouvay mon plus court, de gaigner les solitudes et
les contrees sablonneuses et inhabitables de ce pays là, resolu, si
le moyen de me nourrir venoit à me faillir, de trouver quelque
façon de me tuer moy-mesme. Le Soleil estant extremement aspre sur
le midy, et les chaleurs insupportables, je m'embatis sur une
caverne cachee et inaccessible, et me jettay dedans. Bien tost
apres y survint ce lyon, ayant une patte sanglante et blessee, tout
plaintif et gemissant des douleurs qu'il y souffroit : à son
arrivee j'eu beaucoup de frayeur, mais luy me voyant mussé dans un
coing de sa loge, s'approcha tout doucement de moy, me presentant
sa patte offencee, et me la montrant comme pour demander
secours : je luy ostay lors un grand escot qu'il y avoit, et
m'estant un peu apprivoisé à luy, pressant sa playe en fis sortir
l'ordure qui s'y amassoit, l'essuyay, et nettoyay le plus
proprement que je peux : Luy se sentant allegé de son mal, et
soulagé de ceste douleur, se prit à reposer, et à dormir, ayant
tousjours sa patte entre mes mains. De là en hors luy et moy
vesquismes ensemble en ceste caverne trois ans entiers de mesmes
viandes : car des bestes qu'il tuoit à sa chasse, il m'en
apportoit les meilleurs endroits, que je faisois cuire au Soleil à
faute de feu, et m'en nourrissois. A la longue, m'estant ennuyé de
ceste vie brutale et sauvage, comme ce Lyon estoit allé un jour à
sa queste accoustumee, je partis de là, et à ma troisiesme journee
fus surpris par les soldats, qui me menerent d'Affrique en ceste
ville à mon maistre, lequel soudain me condamna à mort, et à estre
abandonné aux bestes. Or à ce que je voy ce Lyon fut aussi pris
bien tost apres, qui m'a à ceste heure voulu recompenser du
bienfait et guerison qu'il avoit reçeu de moy.
Voyla l'histoire qu'Androdus recita à l'Empereur, laquelle il
fit aussi entendre de main à main au peuple. Parquoy à la requeste
de tous il fut mis en liberté, et absous de ceste condamnation, et
par ordonnance du peuple luy fut faict present de ce Lyon. Nous
voyions depuis, dit Appion, Androdus conduisant ce Lyon à tout une
petite laisse, se promenant par les tavernes à Rome, recevoir
l'argent qu'on luy donnoit : le Lyon se laisser couvrir des
fleurs qu'on luy jettoit, et chacun dire en les rencontrant :
Voyla le Lyon hoste de l'homme, voyla l'homme medecin du Lyon.
Nous pleurons souvent la perte des bestes que nous aymons, aussi
font elles
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