Les Essais, Livre II
semble nous enlever au dessus de la santé
simple, et de l'indolence ; cette volupté active, mouvante, et
je ne sçay comment cuisante et mordante, celle là mesme, ne vise
qu'à l'indolence, comme à son but. L'appetit qui nous ravit à
l'accointance des femmes, il ne cherche qu'à chasser la peine que
nous apporte le desir ardent et furieux, et ne demande qu'à
l'assouvir, et se loger en repos, et en l'exemption de cette
fievre. Ainsi des autres.
Je dy donc, que si la simplesse nous achemine à point n'avoir de
mal, elle nous achemine à un tres-heureux estat selon nostre
condition.
Si ne la faut-il point imaginer si plombée, qu'elle soit du tout
sans sentiment. Car Crantor avoit bien raison de combattre
l'indolence d'Epicurus, si on la bastissoit si profonde que l'abort
mesme et la naissance des maux en fust à dire. Je ne louë point
cette indolence qui n'est ny possible ny desirable. Je suis content
de n'estre pas malade : mais si je le suis, je veux sçavoir
que je le suis, et si on me cauterise ou incise, je le veux sentir.
De vray, qui desracineroit la cognoissance du mal, il extirperoit
quand et quand la cognoissance de la volupté, et en fin aneantiroit
l'homme.
Istud nihil dolere, non sine magna mercede contingit
immanitatis in animo, stuporis in corpore
.
Le mal, est à l'homme bien à son tour. Ny la douleur ne luy est
tousjours à fuïr, ny la volupté tousjours à suivre.
C'est un tres-grand avantage pour l'honneur de l'ignorance, que
la science mesme nous rejecte entre ses bras, quand elle se trouve
empeschée à nous roidir contre la pesanteur des maux : elle
est contrainte de venir à cette composition, de nous lascher la
bride, et donner congé de nous sauver en son giron, et nous mettre
soubs sa faveur à l'abri des coups et injures de la fortune. Car
que veut elle dire autre chose, quand elle nous presche de retirer
nostre pensée des maux qui nous tiennent, et l'entretenir des
voluptez perdues ; et de nous servir pour consolation des maux
presens, de la souvenance des biens passez, et d'appeller à nostre
secours un contentement esvanouy, pour l'opposer à ce qui nous
presse ?
Levationes ægritudinum in avocatione a cogitanda
molestia, et revocatione ad contemplandas voluptates ponit
, si
ce n'est qu'où la force luy manque, elle veut user de ruse, et
donner un tour de soupplesse et de jambe, où la vigueur du corps et
des bras vient à luy faillir. Car non seulement à un philosophe,
mais simplement à un homme rassis, quand il sent par effect
l'alteration cuisante d'une fievre chaude, quelle monnoye est-ce,
de le payer de la souvenance de la douceur du vin Grec ? Ce
seroit plustost luy empirer son marché,
Che ricordar si il ben doppia la
noia.
De mesme condition est cet autre conseil, que la philosophie
donne ; de maintenir en la memoire seulement le bon-heur
passé, et d'en effacer les desplaisirs que nous avons
soufferts ; comme si nous avions en nostre pouvoir la science
de l'oubly : et conseil duquel nous valons moins encore un
coup.
Suavis est laborum præteritorum
memoria.
Comment ? la philosophie qui me doit mettre les armes à la
main, pour combattre la fortune ; qui me doit roidir le
courage pour fouller aux pieds toutes les adversitez humaines,
vient elle à cette mollesse, de me faire conniller par ces destours
coüards et ridicules ? Car la memoire nous represente, non pas
ce que nous choisissons, mais ce qui luy plaist. Voire il n'est
rien qui imprime si vivement quelque chose en nostre souvenance,
que le desir de l'oublier : C'est une bonne maniere de donner
en garde, et d'empreindre en nostre ame quelque chose, que de la
solliciter de la perdre. Et cela est faulx,
Est situm in nobis,
ut et adversa quasi perpetua oblivione obruamus, et secunda jucunde
et suaviter meminerimus
. Et cecy est vray,
Memini etiam
quæ nolo : oblivisci non possum quæ volo
. Et de qui est
ce conseil ? de celuy,
qui se unus sapientem profiteri sit
ausus
.
Qui genus humanum ingenio
superavit, et omnes
Præstrinxit stellas, exortus uti ætherius sol.
De vuider et desmunir la memoire, est-ce pas le vray et propre
chemin à l'ignorance ?
Iners malorum remedium ignorantia
est.
Nous voyons plusieurs pareils preceptes, par lesquels on nous
permet d'emprunter du vulgaire des apparences frivoles, où la
raison vive et forte ne peut assez : pourveu qu'elles nous
servent de contentement et de consolation. Où ils ne peuvent guerir
la playe, ils sont contents de l'endormir et pallier.
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