Les Essais
en
prendrons. Mais les sciences, nous ne les pouvons d'arrivee mettre
en autre vaisseau, qu'en nostre ame : nous les avallons en les
achettans, et sortons du marché ou infects desja, ou amendez. Il y
en a, qui ne font que nous empescher et charger, au lieu de
nourrir : et telles encore, qui sous tiltre de nous guarir,
nous empoisonnent.
J'ay pris plaisir de voir en quelque lieu, des hommes par
devotion, faire voeu d'ignorance, comme de chasteté, de pauvreté,
de poenitence. C'est aussi chastrer nos appetits desordonnez,
d'esmousser ceste cupidité qui nous espoinçonne à l'estude des
livres : et priver l'ame de ceste complaisance voluptueuse,
qui nous chatouille par l'opinion de science. Et est richement
accomplir le voeu de pauvreté, d'y joindre encore celle de
l'esprit. Il ne nous faut guere de doctrine, pour vivre à nostre
aise. Et Socrates nous apprend qu'elle est en nous, et la maniere
de l'y trouver, et de s'en ayder. Toute ceste nostre suffisance,
qui est au delà de la naturelle, est à peu pres vaine et
superflue : C'est beaucoup si elle ne nous charge et trouble
plus qu'elle ne nous sert.
Paucis opus est litteris ad mentem
bonam
. Ce sont des excez fievreux de nostre esprit :
instrument brouillon et inquiete. Recueillez vous, vous trouverez
en vous, les argumens de la nature, contre la mort, vrais, et les
plus propres à vous servir à la necessité. Ce sont ceux qui font
mourir un paysan et des peuples entiers, aussi constamment qu'un
Philosophe. Fusse je mort moins allegrement avant qu'avoir veu les
Tusculanes
? J'estime que non. Et quand je me trouve
au propre, je sens, que ma langue s'est enrichie, mon courage de
peu. Il est comme nature me le forgea : Et se targue pour le
conflict, non que d'une marche naturelle et commune. Les livres
m'ont servi non tant d'instruction que d'exercitation. Quoy, si la
science, essayant de nous armer de nouvelles deffences, contre les
inconveniens naturels ; nous a plus imprimé en la fantasie,
leur grandeur et leur poix, qu'elle n'a ses raisons et subtilitez,
à nous en couvrir ? Ce sont voirement subtilitez : par où
elle nous esveille souvent bien vainement. Les Autheurs mesmes plus
serrez et plus sages, voyez autour d'un bon argument, combien ils
en sement d'autres legers, et, qui y regarde de pres, incorporels.
Ce ne sont qu'arguties verbales, qui nous trompent. Mais d'autant
que ce peut estre utilement, je ne les veux pas autrement
esplucher. Il y en a ceans assez de ceste condition, en divers
lieux : ou par emprunt, ou par imitation. Si se fautil prendre
un peu garde, de n'appeller pas force, ce qui n'est que
gentilesse : et ce, qui n'est qu'aigu, solide : ou bon,
ce qui n'e beaust que :
quæ magis gustata quam potata
delectant
. Tout ce qui plaist, ne paist pas,
ubi non
ingenii sed animi negotium agitur
.
A veoir les efforts que Seneque se donne pour se preparer contre
la mort, à le voir suer d'ahan, pour se roidir et pour s'asseurer,
et se debattre si long temps en ceste perche, j'eusse esbranlé sa
reputation, s'il ne l'eust en mourant, tresvaillamment maintenuë.
Son agitation si ardante, si frequente, montre qu'il estoit chaud
et impetueux luy mesme.
Magnus animus remissius loquitur, et
securius
:
Non est alius ingenio, alius animo
color
. Il le faut convaincre à ses despens. Et monstre
aucunement qu'il estoit pressé de son adversaire. La façon de
Plutarque, d'autant qu'elle est plus desdaigneuse, et plus
destendue, elle est selon moy, d'autant plus virile et
persuasive : Je croirois aysément, que son ame avoit les
mouvemens plus asseurez, et plus reiglez. L'un plus aigu, nous
pique et nous eslance en sursaut : touche plus l'esprit.
L'autre plus solide, nous informe, establit et conforte
constamment : touche plus l'entendement. Celuy là ravit nostre
jugement : cestuy-ci le gaigne.
J'ay veu pareillement d'autres escrits, encores plus reverez,
qui en la peinture du combat qu'ils soustiennent contre les
aiguillons de la chair, les representent si cuisants, si puissants
et invincibles, que nous mesmes, qui sommes de la voirie du peuple,
avons autant à admirer l'estrangeté et vigueur incognuë de leur
tentation, que leur resistance.
A quoy faire nous allons nous gendarmant par ces efforts de la
science ? Regardons à terre, les pauvres gens que nous y
voyons espandus, la teste panchante apres leur besongne : qui
ne sçavent ny Aristote ny Caton, ny exemple ny precepte. De
ceux-là, tire nature tous les jours, des effects de
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