Les Essais
satisfacere,
amicus esse nullo modo potest
.
Le subject selon qu'il est, peut faire trouver un homme sçavant
et memorieux : mais pour juger en luy les parties plus
siennes, et plus dignes, la force et beauté de son ame : il
faut sçavoir ce qui est sien, et ce qui ne l'est point : et en
ce qui n'est pas sien, combien on luy doibt en consideration du
choix, disposition, ornement, et langage qu'il a forny. Quoy, s'il
y a emprunté la matiere, et empiré la forme ? comme il advient
souvent. Nous autres qui avons peu de practique avec les livres,
sommes en cette peine : que quand nous voyons quelque belle
invention en un poëte nouveau, quelque fort argument en un
prescheur, nous n'osons pourtant les en louer, que nous n'ayons
prins instruction de quelque sçavant, si cette piece leur est
propre, ou si elle est estrangere. Jusques lors je me tiens
tousjours sur mes gardes.
Je viens de courre d'un fil, l'histoire de Tacitus (ce qui ne
m'advient guere, il y a vingt ans que je ne mis en livre, une heure
de suite) et l'ay faict, à la suasion d'un gentil-homme que la
France estime beaucoup : tant pour sa valeur propre, que pour
une constante forme de suffisance, et bonté, qui se voit en
plusieurs freres qu'ils sont. Je ne sçache point d'autheur, qui
mesle à un registre public, tant de consideration des moeurs, et
inclinations particulieres. Et me semble le rebours, de ce qu'il
luy semble à luy : qu'ayant specialement à suivre les vies des
Empereurs de son temps, si diverses et extremes, en toute sorte de
formes : tant de notables actions, que nommément leur cruauté
produisit en leurs subjects : il avoit une matiere plus forte
et attirante, à discourir et à narrer, que s'il eust eu à dire des
batailles et agitations universelles. Si que souvent je le trouve
sterile, courant par dessus ces belles morts, comme s'il craignoit
nous fascher de leur multitude et longueur.
Cette forme d'Histoire, est de beaucoup la plus utile : Les
mouvemens publics, dependent plus de la conduicte de la fortune,
les privez de la nostre. C'est plustost un jugement, que deduction
d'histoire : il y a plus de preceptes, que de contes : ce
n'est pas un livre à lire, c'est un livre à estudier et
apprendre : il est si plein de sentences, qu'il y en a à tort
et à droict : c'est une pepiniere de discours ethiques, et
politiques, pour la provision et ornement de ceux, qui tiennent
quelque rang au maniement du monde. Il plaide tousjours par raisons
solides et vigoureuses, d'une façon poinctue, et subtile :
suyvant le stile affecté du siecle : Ils aymoyent tant à
s'enfler, qu'où ils ne trouvoyent de la poincte et subtilité aux
choses, ils l'empruntoyent des parolles. Il ne retire pas mal à
l'escrire de Seneque. Il me semble plus charnu, Seneque plus aigu.
Son service est plus propre à un estat trouble et malade, comme est
le nostre present : vous diriez souvent qu'il nous peinct et
qu'il nous pinse. Ceux qui doubtent de sa foy, s'accusentassez de
luy vouloir mal d'ailleurs. Il a les opinions saines, et pend du
bon party aux affaires Romaines. Je me plains un peu toutesfois,
dequoy il a jugé de Pompeius plus aigrement, que ne porte l'advis
des gens de bien, qui ont vescu et traicté avec luy : de
l'avoir estimé dutout pareil à Marius et à Sylla, sinon d'autant
qu'il estoit plus couvert. On n'a pas exempté d'ambition, son
intention au gouvernement des affaires, n'y de vengeance : et
ont crainct ses amis mesmes, que la victoire l'eust emporté outre
les bornes de la raison : mais non pas jusques à une mesure si
effrenee : Il n'y a rien en sa vie, qui nous ayt menassé d'une
si expresse cruauté et tyrannie. Encores ne faut-il pas
contrepoiser le souspçon à l'evidence : ainsi je ne l'en crois
pas. Que ses narrations soient naifves et droictes, il se pourroit
à l'avanture argumenter de cecy mesme : Qu'elles ne
s'appliquent pas tousjours exactement aux conclusions de ses
jugements : lesquels il suit selon la pente qu'il y a prise,
souvent outre la matiere qu'il nous montre : laquelle il n'a
daigné incliner d'un seul air. Il n'a pas besoing d'excuse, d'avoir
approuvé la religion de son temps, selon les loix qui luy
commandoient, et ignoré la vraye. Cela, c'est son malheur, non pas
son defaut.
J'ay principalement consideré son jugement, et n'en suis pas
bien esclaircy par tout. Comme ces mots de la lettre que Tibere
vieil et malade, envoyoit au Senat : Que vous escririray-je
messieurs, ou comment vous
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