Les fiancés de Venise
le ponton, puis sur la passerelle du Novara . La jeune fille ne bougeait toujours pas.
C’est alors seulement que le commissaire remarqua combien il suait sous sa redingote. Il ôta son haut-de-forme et s’épongea le front. L’opération avait duré un quart d’heure. Tout le monde avait regagné sa place. C’était fini. Il ne doutait pas un instant qu’Angelina avait eu de bonnes raisons de renoncer à la manœuvre. Peut-être González avait-il gardé la clé à la main, en dessous de la liasse de documents, ou l’avait glissée dans sa poche intérieure. Il n’en savait rien. Cela n’avait de toute façon aucune importance.
Angelina, qui attendait manifestement que le secrétaire ait disparu à l’intérieur du yacht, se retourna et partit vers Bossi toujours en faction devant l’ Oriental . Elle marchait à pas lents, tranquilles, les deux mains enfouies dans les poches de son manteau. Quelques instants avant qu’elle n’aborde le sergent, un groupe sortit du café. Tron la perdit de vue.
Il poussa un soupir et descendit les marches du ponte del Vin, à la fois déçu que l’opération ait avorté et soulagé de ne pas avoir à pénétrer par effraction dans la suite de Gutiérrez. Car, pour être honnête, c’était bien ce qu’ils avaient projeté : un cambriolage. Au pied du pont, Bossi arriva à sa rencontre. Comme convenu, Angelina s’était retirée : ils ne devaient pas se parler sur la riva degli Schiavoni. Le commissaire espéra qu’elle ne souffrait pas d’un sentiment d’échec. Elle n’était pas responsable du fiasco.
Le sergent, tout rouge, haletant, sourit soudain comme un gamin qui vient de faire une bonne blague. Puis il sortit un objet de la poche droite de son manteau et le tendit à son patron. Tron s’en empara aussitôt et sentit un contact métallique. Il lui fallut néanmoins quelques secondes pour analyser la situation.
— La clé ? demanda-t-il.
Bossi hocha la tête, aussi fier que s’il avait réalisé lui-même ce tour de force.
— Elle doit s’en être emparée pendant qu’il regardait le cracheur de feu, dit-il. Pourtant, elle ne s’est même pas arrêtée !
Il ne faisait pas secret de son admiration.
— Je prends l’escalier de service, résolut Tron.
38
La serrure de la suite royale s’ouvrit avec le bruit profond des mécanismes coûteux et s’enclencha avec un bruit tout aussi intense lorsque Tron referma la porte derrière lui. Il n’avait rencontré personne, ni dans l’escalier de service ni sur le palier du premier étage – pas de client qui l’aurait dévisagé avec méfiance, pas de femme de chambre qui aurait songé à prévenir le réceptionniste à la vue de sa redingote élimée.
Le vestibule dans lequel il pénétrait pour la troisième fois en quelques jours était moins grand que dans son souvenir. En l’absence du secrétaire moustachu, la pièce semblait rapetissée. Elle ne mesurait guère plus qu’une antichambre. Le commissaire nota la présence de trois fauteuils, d’une table ronde et d’une petite commode sur laquelle étaient posés des verres, des bouteilles et toutes sortes de journaux. Les rideaux étaient ouverts. Tron aperçut la cheminée blanche de l’ Archiduc Sigmund , le gréement du Novara et, de l’autre côté du bassin de Saint-Marc, l’île Saint-Georges. Dans la claire lumière de ce bel après-midi d’automne, elle ne semblait qu’à un jet de pierre de la fenêtre.
Tron n’avait pas l’esprit moins clair que le temps. Cependant, le sentiment de faire face à un miroir déformant l’habita soudain de nouveau. Il savait qu’il avait peur. Mais la dislocation progressive de son environnement habituel, un peu plus forte chaque jour, relativisait son angoisse. Qui aurait cru, deux semaines auparavant encore, que le commandant en chef de la police (en guêtres jaunes) s’engagerait pour la liberté de la parole poétique ? Que l’ Emporio della Poesia publierait ses prétendus poèmes ? Que lui, Tron, pousserait une jeune fille à voler et commettrait lui-même un cambriolage ? Enfin, qu’il serait – lentement, mais sûrement – en passe de devenir fou, ce qui (dans le contexte actuel) n’étonnerait personne ?
Comme il excluait que l’ambassadeur pût conserver dans le vestibule des photographies dont dépendait le destin de l’éventuel empereur du Mexique, il se rendit d’emblée dans le salon. Ici, contrairement à la pièce précédente, les rideaux
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