Les fiancés de Venise
envie de sortir. Toutes les tables étaient prises. À l’habituelle concentration d’hôtes de marque s’ajoutaient une douzaine de généraux de l’état-major de Vérone, qui trouvaient toujours une bonne raison de passer quelques jours à Venise aux frais de l’armée. Le haggis se composait de six tranches aux reflets rougeâtres, grosses comme la paume de la main, fumantes, posées sur un lit de purée de pommes de terre, décorées de ciboulette et de persil. Avec une odeur à la fois rance et épicée, ce plat rappelait quelque chose. Tron n’arrivait pas à se souvenir quoi et n’avait d’ailleurs guère envie de le savoir.
Spaur glissa la serviette dans son col et saisit la cuillère pour servir.
— Vous avez faim ? demanda-t-il.
La question était, comme d’habitude, purement rhétorique. Sans laisser à son subalterne le temps de répondre, il claqua trois tranches dans son assiette – paf ! –, puis les trois autres dans la sienne.
— Bon appétit, commissaire !
Il troqua la grande cuillère contre sa fourchette. Tron saisit également ses couverts.
— Bon appétit, baron.
Ils se mirent à manger en silence. La consistance du haggis , pensa le commissaire, oscillait entre le bœuf bouilli et la panna cotta . Elle manquait d’unité : ici coriace, là molle. Malgré des heures de cuisson, quelqu’un comme le docteur Lionardo aurait toujours pu distinguer le foie, le cœur et le poumon. En malaxant bien, on pouvait naturellement mettre toutes sortes de choses dans une panse de brebis. Il se demanda quels autres ingrédients les économes Écossais pouvaient bien bourrer dans un estomac de mouton. Ils n’oseraient quand même pas… ? Non ? Si. Peut-être qu’ils utilisaient aussi… les yeux ?
La voix de Spaur l’arracha à ces réflexions masochistes.
— La requête que j’ai expédiée directement à Vienne m’est revenue.
Il leva brièvement les yeux de son assiette avant de planter les dents de sa fourchette dans un morceau de haggis .
— Pourquoi ?
— Parce que la voie hiérarchique ne prévoit pas de lien direct entre la questure et la chancellerie impériale. Toute question ou information des autorités locales de Vénétie doit être adressée aux organes militaires locaux.
— De quelle manière aviez-vous expédié votre rapport, baron ?
— Par la poste ! Seulement, le courrier pour Vienne passe automatiquement par Vérone où l’on ouvre et traite toutes les lettres à l’attention du gouvernement.
— Qu’ont-ils fait ?
— Ils ont envoyé une demande de renseignements au quartier général de Venise qui m’a fait remarquer, tout d’abord, que j’aurais dû leur soumettre ma requête et, deuxièmement, qu’il manquait la fiche d’accompagnement.
— Pardon ?
— La fiche d’accompagnement.
Spaur toussota.
— Il s’agit en gros d’un questionnaire permettant de chiffrer, selon un principe simple, la finalité de la requête, le rang de l’expéditeur et l’administration à laquelle il appartient. Afin de permettre un examen rapide du placet.
— C’est-à-dire un formulaire où l’on se contente d’inscrire des numéros ? résuma Tron.
Spaur hocha la tête.
— Oui. Pour gagner du temps. Grâce à une clé de cryptage. C’est une sorte de répertoire qui devrait se trouver dans tous les services. Si l’on omet la fiche d’accompagnement, il faut s’attendre à une procédure plus lente.
— Et vous disposez de ce répertoire ?
— Non, répondit le commandant en secouant la tête. Mais on peut nous l’envoyer. Il suffit d’adresser au quartier général de la ville une lettre sur papier libre pour demander un formulaire.
— Un formulaire destiné à réclamer la nomenclature pour remplir les fiches d’accompagnement ? s’assura le commissaire.
— C’est ce que j’ai cru comprendre, répondit Spaur.
— Pratique, dit-il.
Le commandant en chef esquissa un sourire rempli de fierté.
— Aucun doute là-dessus ! Seulement, dans le cas présent, cette nouvelle procédure ne permettra pas d’avoir un avis rapide sur le bien-fondé de la décision de la censure. Quand le prochain numéro de l’ Emporio doit-il sortir ?
— Dans deux semaines, baron.
Spaur repoussa son assiette et croisa les bras sur sa serviette.
— Cela fait juste, déclara-t-il. Il faut compter au moins trois semaines pour obtenir un formulaire de demande du répertoire des codes des fiches
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