Les fiancés de Venise
de lui.
— Il a donc menti, conclut Tron. Il voulait nous faire croire qu’il était à l’hôtel peu après neuf heures alors qu’en vérité, il est rentré seulement deux heures plus tard. Reste à savoir ce qu’il a fait pendant ce temps. Apparemment, il ne veut pas en parler.
— Nous y retournons, commissaire ?
— Où ?
— Eh bien, à l’hôtel ! s’écria le sergent en jetant des regards impatients derrière lui. Pour demander à Gutiérrez pourquoi il avait les pieds trempés et comment il a occupé les deux heures de battement.
— L’idée ne me paraît pas excellente.
— Pourquoi ?
— Il a commis une erreur. Si nous la lui signalons, il sera sur ses gardes. Sinon, il en commettra peut-être une autre.
— Par conséquent, nous le laissons en paix pour le moment ? demanda Bossi, incapable de cacher sa déception.
Tron hocha la tête et précisa :
— Mais nous le gardons à l’œil !
Ils se reculèrent pour laisser passer deux clients du Danieli .
— Devez-vous retourner à la questure, sergent ?
— Je suis de garde jusqu’à huit heures ! répondit-il, déconcerté. C’est vous-même qui…
Le commissaire lui coupa la parole avec un sourire.
— … ai réparti les services, je sais.
Il lui donna une tape amicale sur l’épaule et le regarda disparaître dans le brouillard.
Tron se rendait compte qu’aux yeux de son subordonné, Gutiérrez représentait un suspect de rêve : riche, arrogant, influent et désagréable. L’ambassadeur ne s’était pas contenté de le laisser debout ; il leur avait raconté des histoires. Lui non plus n’avait pas été conquis par la personne du diplomate. Il refusait toutefois de le tenir pour coupable à cause d’un malheureux trou de deux heures dans son emploi du temps.
On ne pouvait exclure qu’Anna Slataper l’ait invité à entrer dans son appartement, peut-être dans le but de lui donner un avant-goût de ses charmes. Une femme dans sa situation faisait bien d’élargir autant que possible le cercle de ses relations parmi les hommes fortunés. Et l’on pouvait très bien imaginer qu’elle se consacrait justement à l’ambassadeur quand le grand inconnu qui pourvoyait à ses besoins et éprouvait peut-être des sentiments pour elle avait surgi à l’improviste.
Dans cette hypothèse, peut-être Gutiérrez avait-il réussi à s’éclipser sans altercation et la dispute entre Anna Slataper et son protecteur s’était-elle finie par quatre coups de couteau dans le dos. Les crimes passionnels ne manquaient pas dans la ville d’Othello. On pouvait comprendre que l’ambassadeur auprès du Saint-Siège n’avait pas intérêt à être impliqué dans l’assassinat d’une courtisane – raison suffisante pour prétendre être rentré à l’hôtel aussitôt après avoir déposé la jeune femme chez elle.
Cependant, réfléchit Tron, ne pouvait-il pas avoir commis le meurtre ? L’hypothèse lui paraissait invraisemblable, mais il savait par expérience que toute conclusion était hâtive à ce stade de l’enquête. Une seule chose était sûre : il ignorait ce que le Mexicain avait fait pendant deux heures le soir même du crime. Non ! Par malheur, une autre chose aussi était sûre : il ne serait pas facile d’ouvrir une information contre lui. L’immunité diplomatique dont il jouissait en tant qu’ambassadeur le mettait à l’abri de toute procédure. Si nécessaire, il n’hésiterait pas à invoquer la voie hiérarchique qui suffirait à le protéger.
Tron décida d’envoyer Bossi le lendemain au Danieli pour demander quand Gutiérrez avait emménagé dans la suite royale et s’il venait souvent à Venise. Par ailleurs, il valait sans doute la peine d’interroger la princesse à son sujet. Même si le diplomate n’en avait pas soufflé mot, le commissaire était enclin à penser qu’il faisait partie de la délégation reçue la veille par l’archiduc Maximilien.
Après avoir traversé le ponte della Paglia, il longeait à présent d’un pas lent l’aile du palais des Doges qui donnait sur le môle. En temps normal, la place Saint-Marc était bondée en fin d’après-midi. Ce jour-là, l’épais brouillard semblait avoir dissuadé autochtones autant que touristes de mettre un pied au-dehors. Le commissaire croisa en tout et pour tout un groupe d’officiers des chasseurs d’Innsbruck dans leur uniforme bleu clair, qui ne semblaient pas pressés non plus. Tandis
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