Les fiancés de Venise
commissaire s’était attendu à rencontrer un homme d’un certain âge, à l’allure et à la moustache aussi mexicaines que celles du jeune secrétaire, señor González, qui les avait introduits dans la suite. En réalité, l’ambassadeur devait avoir tout au plus quarante ans et son visage était glabre. Quoiqu’il ne bougeât pas, son corps mince et musclé suggérait de grandes qualités physiques. Il portait une robe de chambre fermée par une ceinture. À son cou, un foulard de soie était maintenu par une épingle ornée d’un diamant de taille parfaitement obscène.
Le plateau du petit déjeuner traînait encore sur le bureau, à côté d’un seau à champagne contenant une bouteille de Veuve Clicquot. Tron refusa poliment la coupe que lui proposa le diplomate en se resservant.
— Un témoin a vu Son Excellence en compagnie de Mlle Slataper dimanche dernier à Santa Maria Zobenigo.
Le visage de Gutiérrez ne trahit toujours aucune émotion. Ou bien il n’avait rien à se reprocher, ou bien il disposait d’une extraordinaire maîtrise de soi. Il trempa ses lèvres et regarda son interlocuteur d’un air las.
— Vous êtes venu me déranger parce que je suis allé à la messe avec une jeune femme ?
Tron attendit quelques secondes avant de lui jeter la réponse à la face.
— Mlle Slataper a été assassinée quelques heures plus tard.
Le coup porta. Gutiérrez se raidit dans son fauteuil. Pendant un instant, on aurait dit qu’il avait heurté un obstacle invisible.
— Que s’est-il passé ?
— On a retrouvé Mlle Slataper ce midi dans son appartement. Poignardée.
— Qui l’a tuée ?
L’ambassadeur sortit un étui de la poche de sa robe de chambre et alluma une cigarette.
— Je ne sais pas. Sur quel pied étiez-vous avec la victime ?
Le Mexicain lui jeta un regard plein de méfiance.
— Je la connaissais à peine. Je l’ai croisée par hasard mercredi dernier alors qu’un homme l’importunait dans la calle Vallaresso.
— Que lui voulait-il ?
— Il était soûl, répondit-il avec un haussement d’épaules. Ensuite, señorita Slataper m’a autorisé à la reconduire chez elle.
— Et comment se fait-il que vous vous soyez revus dimanche ?
Il se resservit une coupe de champagne.
— La señorita m’avait raconté qu’elle allait aux vêpres. Nous avions vaguement rendez-vous.
— Son Excellence l’a-t-elle ramenée chez elle ce soir-là ?
— Oui, en effet.
— Quand êtes-vous arrivés au rio della Verona ?
— Vers neuf heures.
— Il faut pourtant à peine cinq minutes de Zobenigo à l’appartement de Mlle Slataper !
— La señorita avait exprimé le désir de se promener sur la place Saint-Marc.
— Par ce temps ?
— Il faisait sec. Il y avait juste un épais brouillard.
— Ce n’est tout de même pas un temps idéal pour flâner dans Venise.
— Señorita Slataper souhaitait voir les becs de gaz dans la brume. Dans mon pays, un caballero ne refuse pas un plaisir innocent à une demoiselle. Après l’agression de mercredi, elle n’osait pas y aller seule.
— Et une fois chez elle, Son Excellence est-elle restée sur le pas de la porte ou Mlle Slataper a-t-elle prié Son Excellence d’entrer ?
— Non, elle n’en a rien fait. Pourquoi me demandez-vous cela ?
— Il semble que la victime ne fût pas insensible aux marques de faveur masculine.
— Je ne vous suis pas, commissaire.
— Le père Maurice, de l’église Santa Maria Zobenigo, n’exclut pas qu’elle vécût de ses charmes.
Gutiérrez fronça les sourcils.
— Voulez-vous laisser entendre que c’était une…
Tron secoua la tête.
— Non, elle n’attendait pas les clients au bord du Rialto ! Mais il est probable qu’un riche protecteur lui rendait des visites régulières et subvenait à ses dépenses.
— Savez-vous de qui il s’agit ?
— Par malheur, non. Mlle Slataper menait apparemment une vie très retirée.
— Cet ami, remarqua l’ambassadeur, préférait sans doute éviter d’étaler au grand jour une telle affaire.
— Sans doute, approuva Tron. Qu’a fait Son Excellence après avoir laissé Mlle Slataper sur le pas de sa porte ?
Il haussa les épaules.
— Je suis rentré à l’hôtel préparer mon départ pour Trieste. Et me sécher les pieds. L’eau sur la place Saint-Marc arrivait à hauteur de chevilles.
Il jeta un regard courroucé par-dessus son bureau, comme si Tron en personne était
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