Les fiancés de Venise
sang.
— Pourquoi pas dans la poussière ? s’étonna Lionardo.
— Le danger qu’on l’efface en marchant devait lui sembler trop grand, répondit le policier avec un sourire. C’est pourquoi il s’est approché du mur pour y inscrire le nom de l’assassin.
Beust, toujours à genoux, se retourna.
— Que lisez-vous, commissaire ? Pour ma part, je distingue un D, un A et un N.
Tron, qui avait mis son pince-nez, s’agenouilla lui aussi devant le message.
— Daniel, conclut-il. Suivi de quelques lettres ou quelques chiffres.
— Il pourrait s’agir d’un 5, d’un 2 et d’un 9, suggéra le lieutenant de vaisseau.
— Peut-être le nom ou le prénom du meurtrier ? renchérit le commissaire.
— On dirait un code, laissa tomber l’officier autrichien en fronçant les sourcils.
— Pourquoi un code ?
Beust se releva en ahanant, puis arrangea avec soin sa chaîne de montre en or sur son gilet pourpre.
— Sans doute craignait-il que l’assassin ne revienne, n’aperçoive son nom sur le mur et ne l’efface. Un gribouillage à première vue dépourvu de sens avait plus de chance de lui échapper.
— En tout cas, déduisit Tron après un instant de réflexion, il faut qu’une deuxième personne ait été au courant de ce rendez-vous, du moins du lieu et de l’heure approximative. On peut très bien imaginer que le maître chanteur souhaitait du renfort pour le cas où les choses tourneraient mal et que son complice a préféré empocher l’argent seul.
— Vous croyez que l’appât du gain suffit à expliquer cette affaire ? l’interrogea le lieutenant de vaisseau d’un air sceptique.
Tron se tut quelques secondes, puis se leva à son tour.
— Non, les photographies me paraissent un meilleur motif – comme dans le meurtre d’Anna Slataper. Mais cessons de spéculer. Il faut d’abord découvrir l’identité de la victime.
À ce moment-là, le docteur Lionardo intervint.
— Sur ce point, je peux vous aider, commissaire.
— Vous le connaissez ? s’écria Tron sans cacher sa surprise.
Le médecin hocha la tête.
— De qui s’agit-il ?
— D’Ettore Pucci. Propriétaire d’un studio sur le campo San Barnaba. Tout près de l’église. Je le voyais tous les matins.
Ah, oui ! C’est vrai. Le docteur Lionardo habitait la fondamenta Gherardini, qui débouchait sur la petite place. Bien que la question fût superflue, le policier demanda :
— Quel genre de studio ?
— De photographie, répondit le médecin avant d’ajouter un détail intéressant : C’est un ancien prêtre.
— Que savez-vous d’autre sur son compte ? s’enquit Beust.
Lionardo haussa les épaules.
— Peu de chose. Il a dû rendre sa soutane pour une histoire stupide et on dit que…
Il hésita un instant avant de poursuivre en ricanant.
— … qu’il prenait des photos cochonnes.
En effet, pensa Tron, cochonnes, c’est le mot. Il se sentit soudain épuisé. La bosse sur sa tempe gauche lui donnait de petits coups et lui rappelait qu’il était debout depuis sept heures du matin. On pouvait difficilement qualifier de sieste les deux heures de syncope qu’il avait passées allongé sur le sol poussiéreux. Il ne put se retenir : il bâilla, la bouche ouverte, si fort que les présents se jetèrent un regard stupéfait. Puis il s’étira et se mit sur la pointe des pieds jusqu’à ce que sa colonne vertébrale craque. Quand il reprit la parole, il fut lui-même stupéfait par les tremblements dans sa voix.
— Je veux, ordonna-t-il à Bossi, que cette maison soit placée sous surveillance pendant les prochaines vingt-quatre heures.
Puis il se tourna vers le médecin.
— Vous avez terminé, docteur ?
Lionardo se contenta de hocher la tête et d’adresser un signe aux brancardiers qui fumaient à la porte.
Sur le point de sortir, le commissaire ajouta encore à l’attention de son subalterne :
— Et trouvez-moi un photographe pour prendre le message sur le mur !
Cet ordre plongea aussitôt le sergent dans un état d’euphorie. Son visage s’illumina. Il répondit :
— Je voulais justement vous suggérer d’introduire une nouvelle ligne budgétaire, commissaire. La questure a besoin d’un photographe. De bons clichés criminalistiques (cette expression le mit proprement en transe) optimiseraient l’anthropométrie judiciaire et renforceraient la chaîne d’indices.
Optimiser l’anthropométrie judiciaire, renforcer la chaîne
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