Les fiancés de Venise
quand il toucha de la main la bosse sur sa tempe gauche. Toute une moitié de son visage était engourdie. Cependant, le coup ne semblait pas avoir causé de dommages importants. Pas de blessure sérieuse. Manifestement, l’agresseur n’avait pas eu l’intention de le tuer. Peut-être parce qu’il ne concevait pas que Tron pût le retrouver.
Le commissaire tendit le bras vers la table pour s’aider à se relever. Il se remit sur pied en chancelant et regarda autour de lui. La lune dont les rayons éclairaient auparavant la fenêtre avait poursuivi sa course. La seule lumière émanait à présent de la lampe à pétrole qui continuait bravement de brûler sur la table. Combien de temps était-il resté inconscient ? Une heure ? Deux ? À peine s’était-il posé la question qu’il entendit quatre coups sourds provenant de l’église des Jésuites. Tron estima qu’il devait avoir quitté le bal avec le travesti vers une heure et demie. Donc, il avait dû perdre connaissance pendant deux heures environ. Bien assez pour permettre à son agresseur d’effacer toute trace et de prendre la fuite.
Tron fit deux pas mal assurés dans le salon et constata que la tête lui tournait encore. Il ferma les yeux un instant et se concentra sur le bref laps de temps – dix secondes tout au plus – pendant lequel l’assassin avait tué le maître chanteur et l’avait lui-même assommé. Avait-il remarqué quelque chose ? Se rappelait-il quelque détail ? Il avait beau se fatiguer les méninges, c’était comme reconstituer un rêve hors du sommeil. Parfois, il y parvenait. Ici, ses efforts demeurèrent sans effet. Il se souvenait juste d’une moustache au-dessous d’un loup. Voilà trop longtemps qu’il travaillait dans la police pour ignorer qu’une description aussi floue ne valait rien. Elle correspondait à trop de gens.
Soudain, il se sentit aussi vide et mou que si, pendant sa syncope, on avait extrait le squelette de son corps. Il fit un pas vacillant en arrière, s’appuya de la main droite contre le bord de la table et ferma de nouveau les paupières.
Quand il les rouvrit, il l’aperçut – allongé sur le dos, contre le mur. Pourquoi ne s’était-il pas rendu compte de sa présence plus tôt ? Le masque tombé pendant l’agonie traînait près de son corps. Malgré la faible lumière de la lampe à pétrole, le commissaire aperçut les yeux écarquillés, immobiles, fixés vers le plafond. En baissant le regard vers la table, il constata sans surprise que les photographies avaient disparu. Pas la peine de fouiller les poches du cadavre. Il savait que l’argent se serait également évanoui.
Il s’écoula encore une bonne heure avant que l’équipe habituelle ne débarque sur les lieux : Bossi qui l’attendait à la questure, trois autres sergents de service cette nuit-là et le docteur Lionardo en compagnie de deux brancardiers. Le lieutenant de vaisseau von Beust, que le prévoyant Bossi avait fait prévenir au Danieli , arriva une dizaine de minutes plus tard, le visage blême et l’air endormi. Il avait dû quitter l’hôtel en hâte car il avait oublié son haut-de-forme et avait mal boutonné son gilet pourpre en dessous de sa redingote grande ouverte.
Le seul moyen que Tron avait trouvé de les prévenir avait consisté à retourner au bal dans l’espoir d’apercevoir une embarcation sur le rio di Santa Caterina. De fait, la chance fut de son côté, même si le gondolier refusa tout d’abord de porter un message à la questure. Il fallut que le commissaire agite la menace du retrait de licence pour qu’il accepte en maugréant de se rendre à la police.
Assis sur le bord de la table, Tron regardait à présent le médecin légiste plongé dans l’examen du cadavre. Le docteur Lionardo avait posé à côté de lui son inévitable trousse en cuir noir contenant tout un arsenal de ciseaux, scalpels, pinces et spatules en bois. Il sifflotait un air de La Traviata en découpant la robe noire afin de jeter un premier coup d’œil sur la plaie.
Bossi et les autres avaient rapporté une demi-douzaine de lampes à pétrole montées sur des pieds en bois et munies de réflecteurs ronds. Disposées en arc de cercle autour de la victime, elles plongeaient le cadavre dans une lumière vive et cruelle. Tron observait les traces de sang laissées par le travesti entre la table et le mur, petites flaques séchées aux reflets marron. Là où le malheureux avait en vain tenté de se
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