Les fiancés de Venise
d’indices – Tron se demanda si tous les jeunes policiers parlaient désormais ce langage pompeux. À l’occasion, il devrait rafraîchir son vocabulaire.
Le sergent, toujours plein d’entrain, poursuivit :
— À Paris, la police utilise désormais…
— Merci, Bossi. Moi aussi, j’ai lu l’article dans le Courrier de la police viennoise . Toutefois, il paraît peu vraisemblable que Spaur donne son accord.
Non, pas peu vraisemblable , mais sûr. Le commandant en chef ne prendrait même pas la peine d’y réfléchir.
Alors, une main se posa sur son épaule. Il se retourna et Beust lui demanda, les lèvres tremblantes :
— Qu’avez-vous l’intention de faire, commissaire ?
Ah, oui ! C’est vrai. Avec ce cadavre et cette inscription sur le mur, Tron avait totalement oublié qu’au départ, il était venu retirer de la circulation des clichés compromettants. Il imaginait bien la disposition d’esprit de Beust. La perspective de devoir apprendre à Maximilien la double disparition des cinq mille lires et des photographies n’avait rien de réjouissant.
Il sourit pour témoigner sa compassion.
— J’ai l’intention de dormir au moins six heures et, ensuite, de fouiller le studio de Pucci en compagnie du sergent Bossi.
Le lieutenant de vaisseau répondit d’un ton morne et résigné :
— L’archiduc arrive aujourd’hui même à Venise.
Il voulait sans doute récupérer en mains propres l’objet du chantage, songea Tron qui demanda :
— Avec le bateau de neuf heures ?
Beust remua la tête. À présent, on aurait pu croire qu’il partait à l’échafaud.
— Non, sur le Novara .
Après une légère hésitation, il continua :
— L’archiduc a exprimé le désir de vous accueillir à bord. Pour mettre au point avec vous le rapport de police. Bien entendu, personne ne souhaite que le nom de Son Altesse…
Il se mordit les lèvres, incapable de terminer sa phrase. On imaginait pourtant sans mal la suite.
— Je suis convaincu, le rassura Tron avec un sourire aimable, que nous trouverons un terrain d’entente. D’un commun accord.
D’un commun accord . Beust avait-il compris le message et, si oui, le transmettrait-il à son chef ? Le lieutenant de vaisseau ne donnait pas franchement l’impression d’avoir encore tous ses esprits.
Quelques minutes plus tard, en montant dans la gondole de police qui l’attendait sur le rio di Santa Caterina, le commissaire se promit de ne pas falsifier son compte rendu sans contrepartie.
30
Huit heures plus tard, deux découvertes imprévues marquèrent un nouveau tournant dans l’enquête. Pour commencer, à l’aube, un sandalo à la dérive sur la sacca della Misericordia retint l’attention d’un gondolier. Une patrouille récupéra l’embarcation et y trouva non seulement des provisions pour une semaine (surtout des biscuits marins et de l’eau potable), mais aussi une boîte contenant un appareil photo en bois. Les policiers saisirent donc le canot et prévinrent la questure où un concours de circonstances insensé voulut que Bossi eût vent de cette nouvelle. Sur le chemin du campo San Barnaba, il rapporta l’information au commissaire. Cependant, ni l’un ni l’autre ne fit immédiatement le lien entre le sandalo abandonné et Pucci.
Puis le sergent était tombé sur un objet précieux dans le plancher du studio. Aussitôt, il se mit à parler de « chaîne d’indices fermée ». Tron fut tenté de lui donner raison. En arrivant à l’atelier en compagnie de deux autres policiers, vers deux heures de l’après-midi, ils avaient en effet constaté qu’on les avait précédés : la porte donnant sur l’arrière-cour avait été forcée, la serrure détruite. Cependant, le cambrioleur était lui-même arrivé trop tard : Pucci avait vidé le studio et le logement attenant, détruisant ainsi – comme l’avait remarqué Bossi – quantité de pièces probantes et entravant sans conteste le déroulement de la procédure .
Par chance, une lame instable dans le plancher lui était bientôt venue en aide : en la soulevant, le sergent avait mis la main sur une étrange édition des Fiancés de Manzoni. En réalité, il ne s’agissait pas d’un livre, mais d’une cassette déguisée, renfermant la cause probable du cambriolage : à savoir plusieurs clichés d’une extrême netteté sur lesquels on reconnaissait Gutiérrez en compagnie d’Anna Slataper. Ces documents prouvaient qu’Ettore Pucci
Weitere Kostenlose Bücher