Les fiancés de Venise
relever, les taches sur le crépi formaient d’étranges motifs qui rappelaient un alphabet inconnu.
Le commissaire avait lu dans le Courrier de la police viennoise qu’à Paris, les enquêteurs se faisaient désormais toujours accompagner par un photographe pour fixer sur la plaque sensible le cadavre et le lieu du crime sous tous les angles possibles. Cette technique permettait de consulter les clichés quand on avait omis un détail sur place. Et on omettait toujours un détail.
— Il n’a pas cherché à se défendre, décréta le médecin en se retournant.
Le scalpel brillait dans sa main.
— Pourtant, il n’est pas mort sur le coup, remarqua le commissaire.
— Non, en effet. On a tiré deux fois sur lui. Cependant, même après la deuxième balle, il n’est pas décédé tout de suite.
Il retourna le corps avec délicatesse et fit une autre entaille dans le tissu, grande comme la paume de la main.
— Il a d’abord été touché dans le dos, précisa-t-il, tout près de la colonne vertébrale. Ce coup a dû le mettre hors de combat. La plaie saignait très fort. Ensuite, le meurtrier a tiré de nouveau, cette fois dans la poitrine. Il a sans doute mieux visé ; néanmoins, il a raté le cœur.
— Qu’est-ce que cela signifie ?
Le médecin réfléchit une seconde.
— Probablement que la victime a gardé connaissance et succombé aux hémorragies internes. Je ne pourrai toutefois vous le certifier qu’après l’autopsie.
Il se releva et retira ses gants en coton blanc. Pendant un moment, sa silhouette massive cacha le cadavre et les taches bizarres sur le mur.
— Quelle sorte d’arme l’assassin a-t-il utilisée ? demanda Tron.
Le docteur Lionardo haussa les épaules. L’ombre de ses bras sur le mur fit penser à des ailes de chauve-souris.
— Difficile à dire. En tout cas, pas un pistolet de l’armée. Les balles n’ont pas traversé le corps. Il devait s’agir d’un revolver plus petit.
Il rangea les gants dans sa mallette en cuir et fit un pas en avant de sorte que la lumière tomba de nouveau sur le mur et le cadavre. Alors, le commissaire s’étonna de ne pas y avoir pensé jusque-là. Au fond, l’évidence sautait aux yeux, surtout dans l’éclat des lampes à pétrole renforcé par les réflecteurs.
Voilà exactement ce que la police parisienne cherchait à fixer sur les plaques sensibles – ce que Bossi aurait appelé une chaîne d’indices fermée ou plutôt, dans le cas présent, un début de chaîne.
— Je ne comprends pas, réfléchit-il à voix haute, pourquoi la victime a tenté de traverser le salon.
Ce doute n’exprimait pas tout à fait la réalité puisqu’il se figurait au contraire en entrevoir la raison.
— Quand on a tiré sur lui, poursuivit-il, il se trouvait près de la table, à cinq pas au moins du mur.
— La panique ! répondit le docteur Lionardo en bâillant. Après le premier coup de feu, il a rampé au hasard.
Tron savait que le médecin détestait tirer la moindre conclusion du résultat de ses analyses. Pourtant, il le contredit.
— S’il avait simplement cédé à la panique, il se serait réfugié sous la table. De plus, il a bougé après le départ de l’assassin.
— Comment pouvez-vous en être si sûr ? s’étonna Lionardo.
— Grâce à vous, docteur. Vous avez établi que la plaie dans le dos saignait beaucoup et que la deuxième balle l’a touché en pleine poitrine. Or que voit-on là ? demanda-t-il en désignant une énorme flaque près de la table.
— Une mare de sang, répondit l’autre après avoir jeté un coup d’œil sur le sol.
Tron approuva.
— Donc, il ne s’est pas du tout déplacé dès le premier coup de feu. Il est resté allongé sur le dos pendant un petit moment. Puis le meurtrier a visé le cœur avant de s’enfuir – assez vite sans doute car il devait craindre que des voisins n’aient entendu la double détonation. Seulement, le malheureux n’était pas mort. Avant de rendre l’âme, il est parvenu à s’acquitter d’une dette de la plus haute importance.
Le médecin légiste fronça les sourcils.
— Vous parlez chinois, commissaire.
Beust fut le premier à saisir ce que Tron avait en tête. Il s’agenouilla pour examiner les taches sur le crépi et plissa les yeux.
— Ce ne sont pas des projections, remarqua-t-il, le regard rivé sur le mur, mais des lettres.
— Oui, confirma Tron. Il a rédigé un message. Avec son propre
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