Les fiancés de Venise
commissaire Tron ?
— Oui, Alvise Tron.
— Vous enquêtez donc sur le meurtre d’Anna Slataper ?
Tron hocha la tête sans rien dire. Immobile de l’autre côté de la table, les jambes légèrement écartées, la tête baissée, le travesti semblait réfléchir. Tout à coup, un profond silence régna dans le salon. La course d’un rongeur invisible lui donna un caractère abyssal.
— Je n’ai pas tué Anna Slataper, finit par déclarer l’inconnu.
Sa main gauche, toujours enveloppée dans le gant de dentelle noire, effleura le bord de son masque. L’espace d’un instant, le commissaire crut qu’il allait découvrir son visage. Le malfaiteur baissa le bras droit, luttant en apparence avec lui-même. Au bout d’un moment, il sortit les photographies de dessous la cape, les jeta sur la table d’un geste résigné et murmura :
— Donnez-moi les mille lires.
À présent, sa voix trahissait la fatigue.
Tron s’approcha, déposa la cinquième bourse à côté de la lampe et leva la tête vers le maître chanteur.
— Comment pouvez-vous être aussi sûr que je tiendrai promesse ?
Même s’il ne voyait pas ses yeux, il sentait que l’homme l’observait avec insistance.
— Parce que vous êtes un cavalier, comte…
Après une brève hésitation, il ajouta une précision tout à fait étonnante.
— Et parce qu’avant de partir, je vais vous révéler le nom de l’assassin.
Il poussa un grognement en dessous de son masque et ajouta :
— Voulez-vous apprendre toute l’histoire ?
Bien entendu ! Quelle question ! Tron répondit :
— Nous avons tout notre temps. Je ne lancerai le décompte qu’à votre départ. Et je vous garantis douze heures.
Incroyable ! Dans sa joie, il aurait pu lui garantir douze jours – d’autant qu’il était convaincu de son innocence : l’assassin d’Anna Slataper n’aurait pas hésité à l’éliminer.
— Qui est le meurtrier ?
Le travesti fit un pas en avant, s’arrêta tout près de la table et leva le bras gauche – quasi dans un geste d’excuse. La lampe jeta un éclat tendre sur les plis de sa cape rouge sous laquelle sa main droite disparut avec l’arme. Ce reflet explique-t-il que Tron mit plusieurs secondes à comprendre la suite des événements ?
Le coup de feu – une détonation sèche et dure, doublée d’une âcre odeur de poudre – atteignit le maître chanteur dans le dos. Il vacilla, mais ne s’effondra pas sur-le-champ. Il parvint à dégager son Derringer et à esquisser un quart de tour sur lui-même. Puis sa tête vint claquer contre sa poitrine. On aurait dit qu’une charnière dans sa nuque avait brusquement cédé. Un flot de sang jaillit. Le malheureux poussa un soupir. Ses doigts lâchèrent le pistolet qui tomba par terre. Ses genoux fléchirent avec lenteur. Enfin, il s’écroula sur le côté.
Ce qui se produisit alors demanda, selon toute vraisemblance, quatre à cinq secondes, mais ne parut durer qu’un instant. Un intrus vêtu d’un manteau sombre, le visage caché par un loup qui ne laissait voir qu’une moustache, bondit. Tron recula d’instinct. L’agresseur s’approcha. Le commissaire perçut une forme qui se détachait de l’ombre et fonçait vers lui. Sa dernière sensation fut le choc de l’assommoir contre sa tempe gauche. Il réussit de justesse à pivoter sur le côté pour éviter de s’affaler sur la lampe à pétrole. Puis il perdit connaissance et fut happé par une bienfaisante obscurité.
1 - Rive piétonne d’un canal. ( N.d.T. )
29
Tron reprit connaissance en sentant qu’un rongeur indiscutablement plus gros qu’une souris était en train de grignoter sa botte. Il pointa le pied par réflexe et entendit le rat s’enfuir dans le noir avec un sifflement d’effroi. Il aurait pu frapper dans les mains, comme il le faisait chez lui pour chasser les bestioles qui traversaient la chambre. Mais il n’était ni à sa table de travail ni dans son lit. Il était dans une pièce étrangère, allongé sur le sol, transi de froid, le visage enfoui dans une épaisse couche de poussière.
Il prit appui sur les coudes et crachota. Puis il secoua la tête avec précaution – et fut surpris. Le choc était moins grave qu’il ne s’y était attendu. Pas d’augmentation fulgurante de la douleur, pas de battement brûlant dans le crâne, comme si quelqu’un lui enfonçait un clou rouillé dans le cerveau à grands coups de marteau. Juste un léger vertige, même
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