Les fiancés de Venise
sourire aigre-doux. Il a dû se passer un événement important .
On ne pouvait se tromper sur sa réprobation. La manière dont il avait prononcé le dernier mot donnait à comprendre qu’à ses yeux, ce fait ne pouvait être que futile, comparé à la menace qui pesait sur la parole poétique.
— De quoi s’agit-il ? voulut savoir le subalterne.
Il haussa les épaules.
— Je ne sais pas. Il écrit simplement qu’il veut vous parler.
Il se leva et s’éloigna derrière son bureau. Tron remarqua que ses guêtres jaunes étaient fermées par des boutons bleu clair – sans doute une suggestion de signorina Bellini.
— Vous devez vous rendre sans tarder à bord du Novara , continua-t-il d’un ton bourru. Une gondole vous attend en bas.
34
L’archiduc Maximilien d’Autriche se tenait devant le miroir de son vestiaire lambrissé d’acajou, une coupe de champagne à la main, et se tourna lentement vers la gauche sans quitter des yeux son reflet dans la glace. Quel scandale, tout de même, qu’il ne disposât pas de deux miroirs pour se regarder de dos et de côté sans se démettre le cou !
Récemment encore, il avait fait remarquer à son aîné qu’une cabine grande comme un compartiment ne convenait pas à un futur empereur du Mexique et que, par conséquent, il faudrait remplacer le Novara par un yacht plus grand. François-Joseph s’était contenté de pincer les lèvres en frottant le pouce et l’index de la main droite pour lui rappeler le prix.
L’archiduc but une nouvelle gorgée de champagne et soupira. Par malheur, on ne pouvait pas s’entretenir de manière raisonnable avec son frère dès qu’il était question d’argent. Aussitôt, il posait la main sur son portefeuille, condamnant sans pitié son cadet à périr dans la misère. Quoi d’étonnant dans ces conditions que Maximilien rêvât de prendre le large ?
Comme ils avaient voyagé de jour et n’avaient donc pas été contraints au cabotage, la traversée de Trieste à Venise n’avait duré que six heures. Ils avaient jeté l’ancre devant la riva degli Schiavoni une demi-heure auparavant et il avait aussitôt envoyé un matelot à la questure.
Pour conférer plus de poids à sa requête, il avait un instant songé à revêtir son uniforme à peau de tigre qui avait tant impressionné la délégation mexicaine une semaine plus tôt. Cependant, il avait fini par repousser cette idée car, contrairement à ses futurs sujets, les Vénitiens ne se laissaient guère impressionner par les apparences extérieures. Il ne pouvait compter que sur sa force de persuasion et la preuve de sa perspicacité – ce qui devait être possible.
Certes, il eût été exagéré de prétendre que le Saint-Esprit lui était apparu trois heures auparavant, sur le pont arrière. Toutefois, il s’était produit un phénomène du même ordre – de manière si inattendue qu’il avait poussé un cri de ravissement et surpris un regard déconcerté dans les yeux du capitaine en premier qui montait justement l’escalier au lof.
Dans le fond, la solution était d’une simplicité enfantine. Il suffisait d’y penser. Sauf que le commissaire, lui, n’y avait pas songé. Il ne manquerait pas d’être surpris, se dit l’archiduc. Peut-être même l’admirerait-il et, ne serait-ce que pour cette raison, se montrerait-il prêt à l’aider une seconde fois.
Maximilien quitta des yeux le reflet de son uniforme et s’avança vers le hublot. À présent seulement, il nota que le temps s’était éclairci. Le vent désagréable tournant à gauche, qui s’était levé à leur arrivée dans la lagune, semblait retombé. Deux mouettes planaient en criant, sans un battement d’ailes, en haut des mâts de l’ Archiduc Sigmund amarré de l’autre côté du quai. Un remorqueur trapu dont les roues à aubes tournaient avec fébrilité sortait lentement du canal de la Giudecca. Maximilien aperçut la traînée de fumée sale qu’il laissait derrière lui dans le ciel et les deux bandes d’écume qui s’effaçaient peu à peu à la surface de l’eau.
Pendant la traversée, il n’avait cessé de relire le rapport sur l’échec de samedi, que Tron lui avait fait parvenir à Miramar. Il avait examiné longuement le plan de la maison joint en annexe et médité sur les photographies montrant les inscriptions sur le mur. Le compte rendu lui-même comprenait douze pages de papier ministre couvertes d’une écriture appliquée qui résumaient
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