Les fiancés de Venise
piéger Maximilien. Il suffit que Beust ait payé pour avoir les clichés. Lorsque la demoiselle a décidé de tout raconter à l’archiduc, il ne lui restait plus qu’à la tuer.
— Et Pucci alors ? Pourquoi devait-il mourir lui aussi ?
— Il voulait quitter Venise et possédait quelques documents compromettants.
— Il aurait pu les proposer à Beust, objecta Tron.
— Sans doute l’a-t-il d’ailleurs fait, repondit Calderón. Seulement, le lieutenant de vaisseau a refusé et, à la place, proposé d’exercer un chantage sur Maximilien. Il aura suggéré le lieu de rendez-vous dans le but de tuer Pucci et de s’emparer de l’argent et des photographies. Ainsi, le maître chanteur se taisait à jamais et les soupçons se portaient sur Gutiérrez ou sur moi. Une fausse piste presque parfaite.
Une fausse piste presque parfaite – la formule de Calderón résumait de façon non pas presque, mais absolument parfaite le piège dans lequel Tron venait une fois de plus de tomber. Depuis quelques jours, il ne suivait que de fausses pistes presque parfaites : Schertzenlechner, Gutiérrez, le père Calderón. Il soupira. Peut-être ferait-il mieux de se retirer des affaires, d’accepter la proposition de la princesse et de vendre du cristal. Partir à Vienne avec une mallette de voyageur de commerce, conclure des marchés juteux et s’épargner la publication des insanités de Spaur dans l’ Emporio della Poesia . Il rétorqua pourtant :
— Je ne peux pas rendre visite à Maximilien et lui annoncer sans preuve que son officier d’ordonnance se cache derrière les meurtres.
Calderón haussa les épaules.
— Parlez-en à Spaur ! Le lieutenant de vaisseau a indéniablement dépassé ses compétences. Le commandant en chef de la police peut donc s’adresser à l’empereur en personne. Évidemment, François-Joseph voudra que le scandale se règle sans bruit. Il se contentera de muter Beust et ordonnera qu’on classe l’affaire.
— Ce qui signifie que l’assassin s’en tirerait sans dommage ?
Cette perspective ne semblait guère troubler le prêtre.
— En effet, convint-il. Mais au moins, l’archiduc aurait des cartes en main si l’on essayait de le compromettre. Les photographies ne serviraient plus à rien et, à l’avenir, l’empereur serait contraint de brider son personnel.
À ce moment-là, la princesse se mêla à la conversation.
— Père Calderón a raison, décréta-t-elle. Tu ne pourras rien faire contre Beust. En revanche, tu peux empêcher que la cour ne coule l’archiduc avant même qu’il n’ait levé l’ancre.
Elle jeta un regard perçant au commissaire ; l’expression de son visage le dissuada de protester.
— Va chez Spaur, résolut-elle, et parle-lui. Il faut un rapport adressé directement à l’empereur. Et, bien sûr, signé du baron en personne.
1 - Voir L’impératrice lève le masque , op. cit . ( N.d.T .)
33
Jean-Baptiste von Spaur dont les cheveux gris avaient pris, en l’espace de trois semaines, un reflet noisette qui le rajeunissait, tripotait avec nervosité la coque de sa lavallière rose tout en lisant à voix haute le verdict de la commission de censure. La couleur de sa cravate s’accordait au vert guilleret de sa redingote. Il avait expliqué au commissaire, non sans fierté, que signorina Bellini avait choisi cette tenue spécialement pour lui. Un tel ensemble traduisait un changement radical de sa personnalité, tout comme ses guêtres jaunes d’ailleurs ou son indignation à propos de la censure. Cette dernière était en l’occurrence représentée par le lieutenant Malparzer. La réponse de ce dernier traînait à côté de la boîte de friandises dans laquelle le commandant en chef de la police vénitienne s’était déjà copieusement servi. Le cadre en argent posé sur la table de travail protégeait sans doute (Tron n’en voyait que le verso) un portrait de Violetta car à chaque fois qu’il prononçait ce prénom, le baron y jetait un coup d’œil attendri.
Assis comme d’habitude sur la chaise de bistrot bringuebalante, de l’autre côté du bureau, le commissaire n’avait pas encore trouvé le moyen d’orienter la conversation vers le rapport qu’il avait adressé le matin même à son supérieur. À peine avait-il pris place que ce dernier avait commencé à lui faire la lecture du courrier de Malparzer qui contenait en effet une nouvelle sensationnelle. Pour la première fois dans l’histoire de
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