Les fiancés de Venise
qu’il porte toujours une arme sur lui. De plus, comme il appartient à la marine, nous ne pouvons pas l’arrêter.
— À quoi ? demanda Spaur, interloqué.
— À la marine.
— Mais non ! Il est étudiant en droit à Padoue.
Von Beust, étudiant en droit à Padoue ? L’espace d’un instant, Tron envisagea la possibilité farfelue que le lieutenant de vaisseau avait entrepris des études de droit pendant ses loisirs. Puis il comprit et, par prudence, s’assura du sujet de la conversation.
— De quel rapport parlons-nous, baron ?
Son supérieur le dévisagea comme s’il était fou.
— Du compte rendu concernant Violetta évidemment ! Dans lequel figure que son prétendu cousin vient lui rendre visite une fois par semaine et passe la nuit chez elle.
— Ah… Je pensais qu’il s’agissait de mon rapport sur le lieutenant de vaisseau von Beust, lâcha le commissaire.
Cette précision pouvait paraître superflue. Mais tout s’enchevêtrait, ces derniers jours.
La voix de Spaur traduisit à la fois la désapprobation et l’ennui.
— Le rapport dans lequel vous défendez l’idée qu’il se cache derrière les deux crimes…
Il bâilla. Au moins, se dit Tron, il l’avait lu.
— … tout cela parce que le père Calderón a prétendu qu’il collecte des informations sur l’archiduc pour le compte de l’empereur ?
Il ne fit aucun effort pour déguiser son manque d’intérêt.
— Il n’a pas nommé ses sources, répondit Tron. Toutefois, il m’a paru digne de confiance.
La main du commandant en chef s’abattit sur la boîte de friandises et en tira un petit cube enveloppé de papier argenté. Puis il remarqua, sans regarder Tron :
— C’est de la vieille histoire ! Maximilien sait bien que Beust fait des rapports sur ses activités. Et Beust sait que l’archiduc le sait. Voilà longtemps que l’état-major est au courant.
Tron n’était pas prêt à rendre les armes aussi vite.
— Il n’est pas seulement question ici de quelques rapports, baron, mais d’un double meurtre ! Comme, manifestement, ni l’Église ni les partisans de Juárez ne les ont commis…
Le commandant en chef l’interrompit avec un geste d’impatience.
— … vous penchez pour une conjuration réactionnaire au sein de l’armée.
Il sortit de son papier la praline enrobée de cacao et la fit disparaître dans sa bouche.
— Ses propos m’ont semblé crédibles, insista Tron. Beust a indéniablement outrepassé ses compétences.
— Il aurait outrepassé ses compétences s’il était l’auteur de ces crimes. Mais vous n’avez aucune preuve. En tout cas, le contexte dans lequel il rédige des rapports sur l’archiduc n’implique pas son appartenance aux milieux les plus réactionnaires de l’armée.
— Je pensais, objecta le commissaire, que nous pourrions nous couvrir par un rapport adressé à l’empereur.
— Nous couvrir ? Contre quel danger ?
— On pourrait un jour nous reprocher d’avoir négligé une piste importante.
— Et que contiendrait votre rapport ?
— L’état actuel de l’enquête.
Comme on pouvait s’y attendre, Spaur n’accepta pas sans repartie cette fragile réponse.
— Je ne vois pas d’enquête, commissaire, mais seulement des spéculations. Je ne peux quand même pas déranger Sa Majesté à la moindre bagatelle !
Une telle expression traduisait de manière assez claire l’importance qu’il accordait au double meurtre. Cependant, pour qu’il ne restât aucun doute, il revint à sa priorité du moment en levant la main droite contenant une nouvelle praline truffée dans un geste théâtral.
— La liberté de la parole poétique est en jeu ! déclara-t-il d’un ton solennel. J’entends par là : la publication de mes œuvres.
De toute évidence, il était à présent convaincu d’avoir écrit ces vers lui-même.
À cet instant irréel, on frappa. Puis un sergent du service de Spaur passa la tête et brandit une lettre sans un mot. Sur un signe de son chef, il s’approcha et, toujours muet, lui donna le papier. Puis il se retira.
Le commandant en chef déplia le message et le parcourut des yeux. Il le posa ensuite près de la boîte de confiseries et regarda le commissaire.
— Un courrier à votre attention, dit-il avec lenteur sans faire mine de lui tendre la feuille.
Tron le regarda d’un air surpris.
— De la part de qui ?
— De votre ami Maximilien en personne, répondit Spaur avec un
Weitere Kostenlose Bücher