Les fils de Bélial
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Lemosquet grognonnait. Souffrant du froid plus que ses compagnons, il leur demandait de temps en temps d’une voix geignarde s’il pourrait, vu ses pernions (474) manier valablement son arc ou son épée. Il eût pu conserver cette crainte en lui-même ; il préférait l’exprimer. Tristan s’en irritait parfois sans oser le lui montrer.
Il regarda la montagne dont il commençait à gravir la pente douce, couverte d’arbrisseaux enfarinés et rabougris. Elle lui parut la plus belle de la sierra dan sa forme élancée, ses déchiquetures, ses escarpements çà et là hérissés de sapins adultes dont les cagoules blanches, parfois, laissaient tomber des charpies. Il allait falloir s’enfoncer là-dedans et, lorsqu’on serait rendu au château, en redescendre certains jours en avalanche de quelques centaines d’hommes pour aller dans un col escarmoucher l’ennemi. Puis remonter en regrettant les morts privés de sépulture et en exhortant les blessés à la résignation sinon à la patience. |
Il avait tenu à suivre Henri, Guesclin, les prud’hommes et les ricos hombres d’assez près. Il se demanda quelles étaient les pensées du roi. Il voulait dominer l’Espagne ? Il allait devoir se contenter de dominer du regard cette vaste nature qui, obligatoirement, allait un prochain jour se maculer de sang.
Monter, monter encore. Le froid devenait dru et le vent plus pointu. Plus sifflant. Là-haut, le grand château semblait petit, hostile. On ne distinguait rien de ses tours et tourelles. Soit qu’il eût été arasé, soit qu’il n’en existât point, aucun donjon ne dominait l’enceinte couleur de plomb où rien n’étincelait. Zaldiarân était-il vide ? Si oui, pourrait-on y trouver du fourrage pour les chevaux et du bois pour se chauffer ? Et l’essentiel pour tous les hommes : la nourriture ?
Nul maintenant ne parlait. La plupart des regards convergeaient sur cette singulière bouche de pierre qui les avalerait entre ses chicots. Monter, monter toujours. Les chevaux alentissaient le pas. On abordait quelquefois des corridors sinueux entre des falaises rocailleuses. La procession s’y étirait ; les voix rebondissaient sur les parois d’où s’essoraient des corbeaux maigres comme des ermites jeûneurs, bien que cette espèce fût rare en Espagne.
« J’ai bien fait de me séparer de quelques roncins. Ils commençaient à nous être une gêne pour la surveillance et les soins… Nécessité fait loi. N’empêche que je les regrette car ils étaient bons et moult vaillants. »
– Courage !
– Mucho ânimo !
C’étaient les seules exhortations que l’on adressait à la piétaille. On écrasait parfois les invisibles sillons d’un champ. Parmi les cohortes de routiers et de Bretons, on se demandait si l’idée d’aller s’enfermer dans cette aire que des aigles hantaient sans doute, était d’Henri ou de Guesclin. On se mouillait jusqu’aux jarrets. On n’osait trop regarder ces murailles rébarbatives qui se dressaient devant, toujours, avec une sorte d’obstination – ou de férocité. Et l’on montait – bêtes et hommes – morose, essoufflé, vers ce château qui jouait à cache-cache, solide, certes, mais sinistre sur le ciel blême et brumeux. On n’osait trop se retourner, nullement par vertige mais pour ne point être déçu et se dire qu’on n’avançait guère. On entendait avec le froy 219 , sabots, des raclements d’armes d’hast réduites à un rôle de bourdon, des toux, des crachements, des soupirs brefs et bruyants, des admonestations furieuses. L’armée montait toujours. Fallait-il être fou ? Jamais les Goddons n’accompliraient cette ascension !
« Ils attendront que nous crevions de froid et de faim. »
Toujours ces parois abruptes, verruqueuses, saupoudrées de neige par endroits, couvertes de glace, en d’autres. Pas d’arbres ici, et là un boqueteau de fantômes d’où émergeaient, d’un suaire haillonneux quelques os noirs et noueux où se juchait parfois un freux, un merle, voire un coulon. Et le château, de plus en plus gros, inexprimablement sévère comme s’il refusait à héberger ces centaines de pèlerins en armes tandis que des milliers d’autres froidiraient dans la plaine.
– On sera serrés ! dit Paindorge.
– Nous aurons plus chaud ainsi.
– Est-il habité ? interrogea Lemosquet.
– Je n’en sais rien, Yvain. Peu importe d’ailleurs il nous faut y aller.
Monter encore. Comme
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