Les fils de Bélial
à Puylaurens, Quéribus, Peyrepertuse. La neige, tantôt épaisse, tantôt plissée aplatie par le vent.
– Dire qu’on a sué sous le ciel de Séville !
– Hé oui, Robert ! approuva Tristan.
– Et bien mangé, ajouta Lemosquet.
– C’est vrai ! dit Lebaudy. Le pot-au-feu andalou. Les tripes…
– La queue de taureau au piment enragé et le ragoût de mouton ! dit Paindorge. Et le pescado frito…
Tristan sourit :
– C’est ce qui s’appelle, compères, avoir du cœur au ventre.
– Et vous, messire, qu’est-ce que vous aimiez en sus de votre belle ?
Lemosquet regretta d’autant plus son propos que Paindorge l’avait souligné d’un « Oh ! » indigné. Tristan préféra s’ébaudir que de grommeler un reproche. Séville était loin, très loin, et Francisca également.
– Ce que j’aimais, Yvain ? Les tapas, ces goulardises que l’on mange à la volée. Les olives noires…
– … dans une marinade de thym, acheva Lebaudy.
– Les chevrettes 220 du Guadalquivir !
– Et les pavias ! s’exclama Paindorge. Ces tranches de morue panées, frites dans une grosse poêle d’huile d’olive. Et les yemas, ces jaunes d’œufs sucrés.
– Avec un bon vin, dit Tristan. Jerez, Montilla…
– Puerto de Santa Maria, renchérit Lemosquet.
– Manzanilla ! soupira Lebaudy. Moi, j’ai un bon souvenir des perdrix de Tolède !… Quand vous étiez couché chez Pedro del Valle, on est sortis, Yvain et moi… moult armés… On est allés – oh ! pas longtemps – chez Adolfo, qui est un…
– Asador , compléta Lemosquet. Un rôtisseur, quoi ! On a mangé deux perdrix chacun et bu du vin de la Mentrida… Oh ! n’ayez crainte : c’était tout près de la maison de l’armurier et Paindorge…
– Je leur ai dit, fit l’écuyer contrit, de faire vélocement.
Silence. Ils se sentaient soudain le ventre creux et la bouche emplie de salive. Comme Alcazar venait de glisser sur un nid-de-poule à demi plein de glace, Tristan mit pied à terre. Ses hommes en firent autant. Bien qu’ils se fussent confectionné des moufles avec morceaux de laine, ils souffraient des mains. Tristan enfouit sa dextre sous son aisselle senestre, tenant rênes d’Alcazar de ce côté, joints à la longe de Carbonelle dont Lebaudy le soulagea.
– Bon sang ! enragea-t-il, quand arriverons-nous ?
– Bientôt, messire, dit Paindorge.
Le château, en effet, grossissait pas à pas. Serait-il accueillant ou revêche ? Qui était assez fou pour vivre l’hiver là-dedans ? Enraciné dans des éboulis coiffé de capuces blanches, il paraissait monstrueux et désert.
– Par ce temps… commença Paindorge.
Une longue sonnerie de trompe l’interrompit.
– Au moins, dit-il, nous savons maintenant que quelqu’un nous attend !
Le porche béait sous la herse dont on ne voyait que les dents. Quelques soudoyers, les uns porteurs de flambeaux, les autres armés de vouges et d’épieux, formaient la haie. Au bout : des bâtiments comme dans tous les châteaux. Point de châtelain, de châtelaine pas même des serviteurs. Il fallut improviser à mesure de l’entrée des hommes dans l’enceinte. Tandis que le roi, Guesclin et leurs fidèles étaient conduits dans un logis aux fenêtres duquel étincelaient et rutilaient les lueurs d’un grand feu, Tristan, ses compères et leurs chevaux furent dirigés vers une étable de vastes dimensions, occupée par des almogavares et leurs genets. Au-dessus d’eux, les affenoirs bâillaient sur du vide. Bien qu’il se fut préparé à une déception de cette espèce, Tristan ne put contenir son courroux :
– Je puis me passer de nourriture. C’est un désagrément que je peux comprendre. Mais nos chevaux ! Allons-nous devoir galoper sus à l’ennemi avec des roncins et des coursiers fortraits ?
– Rassurez-vous, messire, dit un Espagnol occupé à bouchonner son genet pommelé. Il y a du fourrage en haut : j’y suis monté. Les serviteurs de Zaldiarân vont nous en pourvoir.
– Gracias, compadre.
Et tourné vers ses compagnons, Tristan leur confia :
– Je suis fourbu… Vous voyez ce coin, là-bas, où il subsiste de la paille ? Je vais aller m’y coucher. Veillez à tout… Des milliers d’entre nous vont devoir dormir dehors…
Il se coucha entre deux inconnus qui remuèrent à peine à son contact. Vraiment, ce soir, il était las. Combien de jours allait-on vivre sur ces hauteurs
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