Les fils de Bélial
Calatrava 326 .
– J’ignorais leur présence : nous étions si nombreux…
– Certes !… La valeur d’une armée ne se mesure pas à la quantité d’hommes qui la composent. Les Espagnols sont plus vaillants à dix ou douze contre un taureau qui n’a d’armes que ses cornes que devant des hommes déterminés.
– Henri se vengera.
– Je le crois d’autant plus aisément que nous quitterons Pèdre aussitôt que possible. Cent hommes à lui cherchent Henri avec quatre chevaliers et quatre hérauts de chez-nous… Et à ce que je vois, Pèdre s’en va lui aussi chevaucher parmi les morts et les navrés… Regarde ! Il est là-bas. Il juppe comme un fou… Regarde encore, là-bas !
Tristan obéit. Au sommet d’un tertre, des hommes d’armes hissaient la bannière d’Angleterre au faîte d’un baliveau qu’ils venaient d’ébrancher.
– Le prince avait décidé que s’il gagnait la bataille, il nous offrirait un festin sur le champ de la victoire au milieu des morts. Nos hommes d’armes et les capitaines iront, eux, à Nâjera.
– On vous disait sans nourriture.
– Édouard n’en a jamais manqué. Nous avons de quoi festoyer dans le charroi que nous avons laissé en un creux de terrain avant de vous affronter. Il reste deux tonneaux à mettre en perce… Regarde : nos piétons commencent à élever le pavillon où Édouard dormira cette nuit.
Tristan cracha et grimaça :
– La punaisie de tous ces morts entrera dans son logis.
Il a le sommeil lourd et le nez bouché par un rhume.
Au loin, Pèdre hurlait toujours : « Enrique ! Enrique ! Entendido ? » Ses hérauts penchés sur les corps, à la recherche de l’usurpateur, répondaient en écho : « Una fuga ! » Le dépit de Pèdre augmentait. Cessant de l’observer, Calveley désigna une trentaine de prisonniers entourés d’autant de gardes :
– Guesclin, Audrehem… mais aussi don Sanche, le frère de Henri ; Philippe de Castro, son beau-frère ; le marquis de Villena, tous les chevaliers de l’Écharpe dont certains n’ont pas combattu avec autant de hardement que toi… Les autres, les moins importants, seront emmenés ailleurs…
– Et moi ?
Calveley sourit sans malice :
– Il te faudra rejoindre Guesclin, Audrehem et les autres et laisser s’apaiser la fureur du prince à l’égard de tous ceux qu’il déteste. Mais j’intercéderai pour toi le moment venu.
Tristan courba le front. « Vaincu ! » Endolori par la fatigue et le poids de l’armure, il était quasiment indemne de corps – hormis son cœur qui battait et saignait à profusion. Les images que recomposait son esprit n’étaient plus, comme lors des déceptions qu’il avait éprouvées, celles des terres de Normandie et de la Langue d’Oc. C’étaient celles des montagnes aux arêtes blanches entre lesquelles il serait emmené ; c’étaient les défilés des vallées profondes, inconnues, où toute fuite serait impossible, quelque courage qu’il se connût pour recouvrer la liberté. En outre, pourrait-il trahir Calveley s’il devenait pour un temps son otage ? Disposerait-il de quoi payer sa rançon ? Évidemment non. Il était hors de propos qu’il s’adressât à son père – s’il vivait encore.
« Y no pasarân ! » avait hurlé moult fois don Tello avant le chaud de la bataille. Or, il avait fui, laissant béant tout un passage. L’épée qu’il avait brandie avant que les Castillans et les Goddons de Pèdre ne fissent leur apparition avait à peine quitté son fourreau. Où était-il passé ? Qu’était devenu son air superbe ? Qu’en était-il de la fermeté savantissime de sa démarche ? De l’autorité de ses attitudes ? L’aigle présomptueux s’était fait passereau.
« Que Dieu châtie ce falourdeur ! »
Tristan regarda une fois encore autour de lui. Son cœur se serra davantage. « Les chevaux… Alcazar est-il parmi eux ? » Les chevaux, compagnons d’infortune.
Il avait déjà vu à Poitiers, des chevaux mortellement atteints. Des monceaux. Certains chez qui la vie s’écoulait goutte à goutte l’avaient regardé fuir sur le sien avec, dans l’œil, sans doute, un reflet de mépris ou de résignation. Eh bien, cela recommençait. Cette fois encore, ils étaient là, victimes d’une boucherie tout aussi folle. Il n’osa s’en approcher. La vue des sagettes plantées dans leur robe et la couleur rouge qui l’enlaidissait lui donnaient la nausée
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