Les fils de Bélial
qu’ils ne m’ont rien fait. Adoncques, je les respecte.
Devant tant d’obstination et plutôt que de se sentir submergé par un découragement auquel il eût dû s’attendre, le prêtre crut bon d’insister :
– Savez-vous qu’ils nous jugent impurs ? C’est dans le Deutéronome. Savez-vous qu’ils nous veulent réduire en servitude ? « Tes serviteurs, tu les prendras aux pays qui t’entourent. » Est-ce clair ? Voulez-vous que je continue ?
– Non… Nous ne sommes pas en Palestine. Pour vrais qu’ils aient été en leur temps, vos dires me semblent maintenant caducs. Jésus en réprouverait la malivolance !
– Ils sont persuadés qu’ils nous sont supérieurs. Yahweh, leur dieu, leur a promis la supériorité sur tous les royaumes de la terre. Il leur dit qu’ils seront bénis dans les cités et dans les champs ; que seront bénis les fruits de leurs entrailles, les fruits de leur sol, ceux de leurs troupeaux, les portées de leurs bestiaux. Il proclame, ce dieu, que les ennemis qui se lèveront contre eux seront mis en déroute et s’enfuiront par sept chemins… Voilà ce qu’ils lisent et méditent ! C’est pourquoi, pour avoir la paix, Dieu, le nôtre…
Tristan s’interdit de paraître irrité :
– Notre Dieu est amour et non haine… Nous voilà revenus aux premières croisades. Pour Sa Gloire, elles réunirent et extirpèrent de notre royaume l’essentiel et l’inutile, le bon et le mauvais, les nobles et les truands. -Tous mêlés. Tous frères pour faire entrer la Bonne Parole à coups de glaive dans le corps des Mahomets !
– Tu blasphèmes !
– Toutes les guerres lointaines purgent, appauvrissent et assainissent les pays qui les entreprennent. Nous avons été injustement bénis en Avignon. Et par qui ? Par le hoir 62 de Saint-Pierre, effrayé par nous-mêmes avant notre passage en Espagne. Nous ne le serons point en revenant chez-nous… si nous y revenons. Sachez-le, parce que je le sens et flaire : nous fuirons !… Nous fuirons par sept, quatorze ou vingt-huit chemins. Les chevaux de l’Apocalypse galoperont à la ressuite des nôtres. Tous seront rejoints !
– Sauf le tien ?
« En voilà un de plus qui s’intéresse à Alcazar. »
– Mon bon et véloce coursier ne pourra rien contre la fureur divine. Il ne méprise pas les chevaux noirs. Il ne hait pas les pommelés, les arzels, les ferrans, les baucens et les liards, les cavèces de maure, les goussauts, les mirouettés, les tourdilles, les genets des Castillans, les galloways et les hobbys d’Angleterre et les bohêgnons de feu Jean de Luxembourg… ni même les che vaux du doge de Venise qui sont en or, à ce qu’on dit !… Alcazar est à ma semblance : il a bon cœur. C’est sa façon d’être un juste.
– Eh bien, mets ton cheval dans son pré. Fais y venir peu à peu ou d’un coup les chevaux que tu as cités. Tu verras ton Alcazar se regimber contre ces malvenus plutôt que de faire ami-ami comme tu le crois !
On s’égarait, mais point trop. Frère Béranger eut un mouvement d’impatience :
– Garde ceci dans ta mémoire : il est dit dans Isaïe que les gens tels que nous sommes lécheront les pieds des Juifs.
– J’ai vu des pieds coupés, à Guadamur. Coupés par ces hommes que vous me semblez révérer. Qu’en dites-vous ?
– Que la guerre est un grand malheur.
– Mais les Juifs espagnols ne nous font pas la guerre ! C’est bien nous qui la portons chez eux alors que nous les savons sans défense.
– Ils servent Pèdre, ils sont donc nos ennemis.
C’était un syllogisme abominable.
– Allons, dit Tristan, la semelle sur l’étrier de Malaquin, je vois que nous ne pouvons nous comprendre. Vous me direz bientôt que les Bretons sont des saints alors qu’ils sont exécrés en tout lieu où le vent du profit et la soif du sang les ont poussés.
Béranger Gayssot fît un pas. Il attrapa Malaquin au frein, interdisant du même coup tout mouvement à Tristan :
– Les Bretons sont hélas ! ce que tu en penses. Des primitifs. De même qu’une Église primitive a existé, qui s’est embellie sans cesse, ils s’embelliront.
Tristan faillit s’esclaffer :
– Leur messie, quant à lui, n’embellira jamais !
Il se savait, dans ce combat de mots, vaincu d’avance. Il voyait le prêtre de profil. La sueur qui ruisselait sur sa joue et son front n’était pas due à la chaleur mais au courroux qui, à son
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