Les fils de Bélial
sommes venus en Espagne, Sang-Bouillant – c’est bien ainsi que Bagerant t’appelle ? – nous sommes venus en Es pagne, dis-je, pour soutenir notre ami Henri, mais aussi pour purger ce pays des Juifs, des Mahoms et des mécréants qui le défigurent. Ceci dans la mesure du possible. N’est-ce pas, sire ?
Le Trastamare était dans l’ombre de Calveley. Tristan ne put voir son visage ni même la lueur de ses yeux. Il lui sembla pourtant qu’il acquiesçait mollement à ces paroles. Il savait que si ses alliés persécutaient les Juifs, son royaume fragile encore et incomplètement conquis pouvait revenir à son suzerain légitime.
– Quelque odieuse qu’elle te paraisse, Castelreng, notre conduite est juste et notre cause est bonne. Dieu nous bénit chaque jour des actions que nous commettons en son Nom ! Je mange trois soupes au vin en son honneur.
Le rire qui concluait cette prosopopée était celui d’un homme en contradiction permanente avec ses dires ; d’un routier qui se dissimulait sous l’apparence d’un justicier. De quelle justice pouvait-on se prévaloir dans ce pays de sang et de larmes ?
Tristan mena son cheval jusqu’au seuil de la forêt. Il sentait Paindorge derrière lui, attentif comme s’ils allaient pénétrer dans un domaine enchanté où déjà des yeux surveillaient leur venue.
– Passons sous cette ramée, compères. Yvain, sers-nous d’arrière-garde. Il peut y avoir derrière nous des monstres de toute espèce… Me fais-je bien comprendre ?
– Kenavo !
Lemosquet avait ouï ce mot-là du côté de Pontorson. Il en ignorait la signification mais savait qu’il serait interprété comme il convenait. Un sourire effleura la bouche de Tristan. Il tapota l’épaule d’Alcazar qui comprit, lui aussi, ce qu’il devait faire.
D’entrée, cette forêt ne différait pas des autres.
Cependant, lorsque Tristan eut parcouru cent toises, son opinion changea. Excepté le chemin qui se rétrécissait et semblait la partager en deux – comme une fine raie sépare une chevelure opulente -, c’était la végétation la plus touffue, la plus impénétrable qu’il eût vue : un tumulte de troncs droits ou tordus, de feuilles lourdes, opulentes, tantôt sombres, tantôt diaphanes et flavescentes ; d’herbes quelquefois plus hautes que des épieux et que l’on devinait tranchantes comme des épées dont la trempe eût été l’eau putride d’une mare. Une sorte de brume montait du sol, moite, picotante. Elle semblait verte, elle aussi, et s’accrochait aux roncières noires et crêpelues comme des pelages de bêtes fauves.
Les hommes, les chevaux respiraient bruyamment. L’angoisse affleurait sous les lambeaux de leur inquiétude. Parfois, le fer d’un sabot tintait et ce tintement-là semblait inhabituel. Il fallait avancer, tiré par une sorte de mystère, poussé par cette armée qui allait s’élonger sur des lieues, l’étroitesse du chemin permettant le passage d’un homme à cheval, pas davantage. Le roi Pèdre et ses fidèles avaient dû se couler par là, sans doute, après leur fuite de Tolède.
– Si ça continue, dit de loin Lebaudy, je regretterai le soleil !
De grands chênes, des hêtres, et une multitude de baliveaux inconnus, issus d’un grouillement de racines convulsives, dressaient leurs hampes droites ou tordues, lisses ou verruqueuses, et tendaient leurs feuilles en touffes ou en grappes vers un ciel invisible. La plupart étaient chargés de plantes grimpantes, sarmenteuses ou volubiles. La vision de certaines de ces pendilles aggrava la mélancolie de Tristan. Elles avaient un nom, en langue d’oc : la bidalbo. Ces tiges ligneuses, mortes en apparence et dont l’aspect faisait songer à de minces ceps de vigne, on les pouvait couper entre deux nœuds, en allumer une extrémité et téter l’autre. Âcreté, brume bleue, odorante ; plaisir et quelquefois béatitude. Peut-être, pour oublier, irait-il en trancher une, ce soir – une largeur de main, pas plus -et s’en délecterait-il comme lors de sa jeunesse prime quand, après avoir simulé des batailles avec les fils des tneschins 73 de son père, ils allaient prélever des bidalbos parmi les guirlandes mortes d’un petit bois en bordure du Cougain afin de les fumailler, assis dans l’herbe. Tandis que les vapeurs sorties de leur bouche se dissolvaient en exhalant une odeur de poivre et d’oliban, ils se sentaient unis, complices. Qu’étaient-ils
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