Les fils de Bélial
c’était l’aridité absolue, ocrée, brûlée, pommelée çà et là par des arbres étiques. On avait laissé Guadamur à senestre, de sorte que Guesclin n’avait pu voir les ruines dont le mérite incombait à ses compères. Il ne s’en fut d’ailleurs soucié. L’armée avançait dans la cohue habituelle, les cris, les rires, les chants à l’amour ou à boire.
– Un logement, messire, indiqua soudain Paindorge. Là-bas !
On avait dressé dans un creux une vingtaine de pavillons et d’aucubes. Une vie de guerriers grouillait là. Bretons et Anglais fraternisaient sous les bannières de Guesclin et d’Édouard III. Certains, assis par cercles, mangeaient ensemble. D’autres, ivres de vin ou de cervoise, dansaient autour d’un empilage de futailles, aux sons d’une guiterne dont la vue fit grogner Serrano.
– On dirait la mienne !
– Abstiens-toi, dit Tristan, de la leur demander. Vois : les uns sont en gogaille et les autres sont saouls. Tu y perdrais la vie.
Apercevant Guesclin et les prud’hommes de France, puis don Henri et ses ricos hombres et enfin Calveley et ses capitaines, les guerriers suspendirent leur repas et leur danse pour les ovationner.
– On vous rejoint ! hurla un homme.
Ils se remirent à manger, à danser. Certains, avec le talon de leur hache ou de leur bec de faucon tapèrent sur les futailles certainement vides comme sur des tambours ; d’autres qui sans doute assuraient la surveillance, reconnaissant des compères à leur passage, les saluèrent ou conspuèrent en leur promettant de leur montrer bientôt leur force et leur courage. Sans doute, invisibles, y avait-il des captives car un cri effrayé vint à bout du vacarme.
– Teresa ?
– Non, messire, dit Serrano. Voyez ce singulier râtelier d’armes.
Singulier ? Non : hideux. Une dizaine de vouges et de guisarmes alignés dans les encoches exhibaient, à la pointe de leur fer, des têtes dont le sang poissait ou croûtait les hampes. L’une d’elles, pâle et les yeux clos, était celle de Simon. Sa voisine aux longs cheveux dénoués, de sorte que le sinistre épieu semblait un though 65 morisque, c’était Teresa. Parmi les faces ravagées de toutes ces victimes, son visage était demeuré merveilleusement doux, mais sa clarté s’était chargée d’une lividité sinistre. Sa chevelure aux ors empouacrés de sang luisait avec cette vivacité qui n’avait cessé d’émouvoir tous ceux dont elle s’était attirée la bienveillance. Le soleil diluait encore un peu de sa chaleur et de son éclat dans des yeux qui eussent dû être ternis, et la bouche mi-close semblait exprimer son mépris à ces « chrétiens » qui l’avaient tourmentée puis occise.
– Qui a fait cela ?
Tristan comprit qu’il s’interrogeait lui-même. Aucun de ses compagnons, immobiles autour de lui, ne pouvait lui fournir une réponse que d’ailleurs il connaissait. Quant aux hommes en pleine liesse après avoir joui de leurs captifs et captives dont ils semblaient d’ailleurs célébrer le trépas, rien ne les obligerait à répondre.
– Venez, messire, dit Lemosquet, écœuré par l’infernale vision.
– Non.
Tristan regardait ces yeux morts, cette bouche juvénile dont aucune voix, aucun rire ne sortirait plus mais dont les cris et les plaintes atteignaient ses oreilles. Une sorte de rugissement grondait dans sa gorge sans qu’il parvînt à l’extraire. Teresa ! Teresa morte et comme apparentée à ces martyrs dont certains pouvaient avoir vécu à Guadamur. Bien qu’il eût depuis plusieurs jours songé que le frère et la sœur étaient morts, il n’avait pas imaginé qu’ils achèveraient ainsi leur géhenne. Une compassion pareille à un épuisement immense le gagnait, ainsi qu’un désespoir sans fond, sans frein. Désormais, l’image de Teresa enténébrerait toutes ses pensées. Jamais il ne pourrait conjurer cette vision ; jamais il ne pourrait exorciser le souvenir de Flourens, de Le Karfec, d’Orriz et de Couzic qui, lui, demeurait en vie.
Soudain, sa peine fut trop exigeante. Il se mit à pleurer à sanglots douloureux, presque silencieux, et ce ne fut que lorsque des larmes mouillèrent ses mains qu’il s’aperçut de sa faiblesse. Des mots de haine écorchèrent ses lèvres tandis que sa poitrine se dégonflait.
– Les linfars ! Jamais je ne pourrai oublier ces trépas !… J’occirai ce grand maléficieux et ses hommes ! Ils subiront ma loi. J’y
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