Les fils de Bélial
J’ai idée qu’il y en a d’autres plus profond. Des Juifs certainement. Des gens de chez-nous voudraient en purger la cité… Faut-il que je selle votre cheval ?
– Non, j’irai à pied.
Tristan ne refusa point à Paindorge la satisfaction de l’accompagner. Pour lui complaire, il ceignit Teresa, l’épée sacro-sainte, et se coiffa d’un chaperon gris, assorti au pourpoint dont la poche intérieure contenait l’offrande de Francisca.
Déjà, il faisait chaud et le ciel se couvrait. Le Guadalquivir semblait assombri, épaissi et alenti par ces brûlures annonciatrices d’orages. On eût dit que ses eaux s’immobilisaient parfois sous les feux intermittents qui blanchissaient les maisons mieux encore que ne l’eussent fait les badigeons des commères sévillanes. La vie active assemblait et démêlait dans la cité tout ce qui pouvait marcher – êtres humains et bêtes. Dans ses travées à peu près droites et ses venelles bosselées l’ombre frêle s’empâtait. Les minuscules boutiques regorgeaient de fruits et légumes, certains inconnus de Tristan. À la fois ateliers et comptoirs, la plupart des échoppes se groupaient par corps d’état comme à Tolède : selliers, tisserands, menuisiers, orfèvres, armuriers. Affairés ou placides, les marchands œuvraient et vendaient dans une pénombre moite et comme sulfureuse. Certains appelaient les chalands, d’autres les laissaient approcher après un aguet qui semblait avoir mis à mal leur patience. Les pacotillas, là aussi, avoisinaient les objets précieux. De ces antres de bois et de pierre s’exhalaient des odeurs fétides ou délicieuses. Les hommes semblaient en surnombre. Ce n’était pas encore le moment où les dames faisaient leurs emplettes. De gros bourgeois passaient dans des habits de prix. Des adolescents au visage de bronze jetaient des regards dédaigneux sur tout, particulièrement sur les femmes de basse condition comme pour faire oublier l’infamie de leur naissance ; des Juifs chapeautés, empêtrés dans leurs houppelandes brunes, pesantes, s’en allaient tête basse vers on ne savait quoi. Il y avait aussi des mâtinés de Maures et d’Espagnoles – ou inversement -, des ricos hombres dont le talon éperonné relevait le manteau de soie blanche ou vermeille et quelques ballesteros, l’arbalète sur l’épaule, l’aumusse de cuir coincée entre le sarrau de drap échiqueté d’or et de gueules, et la ceinture. Partout, des chiens efflanqués dormaient d’un œil, l’autre guettant les jambes des femmes qui, pour aller plus vélocement, ne craignaient point de se retrousser parfois jusqu’aux genoux.
– Elles nous regardent, dit Paindorge, comme des chasseresses le feraient d’une proie.
– Tu dis vrai, dit Tristan songeant à Francisca.
La reverrait-il ? Errait-elle maintenant ainsi qu’il le faisait ?
– Allons-nous à l’Alcâzar ?
– C’est une bonne idée, Robert. J’en avais d’ailleurs l’intention.
Ils n’admiraient ni l’un ni l’autre ce palais dont les Maures, avant que le roi Pèdre le rénovât, avaient fait à la fois leur citadelle, la demeure de leurs princes et leur temple.
Guesclin marchait dans le grand patio qui, affirmait-il, empestait le Mahom à plein nez. Vêtu à la diable, un chaperon rouge à crête de coq sur la tête, il se sentait diminué, moqué sans doute, mais il ne pouvait vivre constamment en armure. Les ors, les argents et les broderies de pierre qui l’entouraient ne rendaient que plus évidente cette rusticité dont s’accommodaient difficilement les prud’hommes de France tout en donnant du mésaise aux ricos hombres et peut-être au roi Henri. Une cinquantaine d’entre eux, dont Paindorge et Tristan, suivirent le Breton dans des salles immenses, sonores, où quelques jours plus tôt la voix du roi déchu retentissait encore. Tristan leva les yeux sur les plafonds en bois artesonados et polychromes puis les dirigea sur les huis superbes devant lesquels veillaient des guisarmiers. Décidément, les splendeurs de cette demeure le laissaient froid. Il y avait trop de fatrasseries, trop d’arrogance en ces murs dorés, argentés et ciselés comme les parois d’une fierte 115 . Guesclin pouvait s’y sentir chez lui avec sa concubine. Il était le seul, sans doute, à apprécier ce palais : les Gabatxos 116 avaient élu domicile en ville.
Enfin l’on s’arrêta dans une pièce plus petite garnie de bancs installés le long des
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