Les fils de Bélial
étoile neuve…
– Et son cœur ?
– Une ombre… Elle est riche de vie, de passion. Elle est de celles dont on dit : « La procession se déroule en dedans. » Votre départ la meurtrira. Ses danses n’en deviendront que plus belles, si toutefois c’est possible… Avez-vous vu comment son sourire pouvait devenir une injure ? Un aveu ? Ses hanches vous ont parlé autant que son visage… Votre amour l’enchante et la désespère.
– Je pourrais en dire autant.
Tristan se tut : Francisca venait vers lui, pâle, un soupçon de sourire à la bouche. Une robe rouge remplaçait sa lugubre vêture. Elle semblait sortir d’un songe. À l’ivresse débordante de ses danses, elle opposait une sérénité de plomb. Il y avait un abîme de repentir dans ses yeux, une moue d’innocence bafouée sur sa bouche. La divinité païenne se cherchait un personnage qui ne fût ni danseuse ni femme. Tristan, incrédule, battit silencieusement des mains.
– C’est le tien ? dit-elle en posant son index pointu sur le bord du gobelet que Serrano venait d’emplir.
– C’est le mien.
Elle le saisit d’une main tremblante et vida d’un trait le vin épais dont le velours parut teinter ses joues. Ensuite, elle partagea la chaise du Francés sans se soucier d’indigner quelques dames qui, derrière leurs abanicos déployés, commentèrent son effronterie.
– Je t’ai plu, querido ? dit-elle en balbutiant.
– Oui.
– Si nous étions seuls, je t’aurais demandé de toucher mon cœur.
Sans doute dès la fin de sa jeunesse prime, ce cœur avait-il battu à mille sensations. Il y avait désormais et pour la vie, dans le regard de Francisca, la hantise du temps qui passe, le regret désespéré d’une adolescence achevée. Elle tremblait toujours. De quelque façon qu ’elle se livrât aux événements de l’existence – à ceux qu’elle gouvernait comme à ceux qui la gouvernaient -, elle y consumait sa flamme et son impétuosité. Les tendres exigences de l’amour, les nostalgies passionnées d’après l’amour pouvaient-elles l’emporter définitivement sur son assujettissement rigoureux à la danse ? Y gagnait-elle sa vie ? Était-elle véritablement seule ?
– Où veux-tu que nous allions ? As-tu faim ? Veux-tu venir dans une posada, seuls tous deux ou avec Serrano que tu connais ?
– Je n’ai pas faim. J’ai soif. Emplis ce gobelet.
Et avant de le porter à ses lèvres :
– Je n’ai faim que de toi, dit-elle en se penchant, la bouche entrouverte.
Il retrouvait là sa faconde ; ce cœur qui, pour exprimer ce qu’il avait de plus intime et de plus passionné, semblait toujours avoir à sa disposition un langage qui ne s’endimanchait jamais de mots astucieux et de formules allusives.
– Je vous accompagne quelques pas, dit Serrano en empoignant sa guiterne.
Il s’en était à peine servi. Il l’avait emmenée à Las Delicias pour qu’elle s’imprégnât des bruits et des rumeurs que les danses fécondaient, pour qu’elle connût les langages des instruments de son espèce. En fait, à sa façon, il lui avait donné le baptême.
Dehors, il faisait chaud. Un croissant de lune brillait parmi les criblures d’étoiles.
– Regarde, querido, dit Francisca. Un toro de Juego a laissé ses cornes dans le ciel.
Elle riait, frissonnait. Tristan l’enveloppa d’un bras.
Il n’eût pas soutenu plus fermement un trésor. Sous les sourcils exagérément longs, fardés, luisants de kohol, les prunelles larmoyantes avaient la fraîcheur de l’émail, son éclat et sa dureté.
– On nous suit, dit Serrano.
– Les Bretons sans doute, enragea Tristan. Je les ai vus se lever dès notre passage.
Il les craignait. Nourri d’émotions diverses, il n’avait pas songé à saluer Bagerant, mais il avait perçu son rire. Ce ne pouvait pas être le routier qui s’était attaché à ses semelles, mais les Bretons. Sans doute voulaient-ils savoir, Couzic en tête, où logeait Francisca.
– Serrano, dit-il, reste un peu en arrière, puis retourne chez Ximenez.
– Et vous ?
– Nous allons bien trouver une porte ouverte, un patio pour y disparaître. Laisse-nous prendre de l’avance. Nous nous reverrons demain.
Serrano s’en alla. Bientôt, sa guitare joignit sa voix à la sienne. Il chantait en français une chanson de son pays :
Je la veux pâle toute pâle,
Je ne la veux pas belle et rose ;
Parce que les femmes très
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