Les fils de Bélial
s’étaient figés dans une espèce de respect dû à la double beauté d’une femme et d’une musique (435) .
Les instruments puissants et souples distillaient un air connu de Serrano. Attentif, le front dans ses paumes et les coudes sur la table, près du cruchon et des gobelets que la servante venait de déposer presque furtivement, il écoutait ou mieux : il laissait la musique le pénétrer. Déjà, Francisca s’animait. Déjà, elle exprimait par des figures et les formes fugitives de son corps tantôt caressé, tantôt flagellé, tout un monde inconnu de Tristan. Un monde qui échappait à la parole mais qui parlait aux nerfs, aux entrailles, aux sens. Déjà, le génie s’éveillait en elle avec cette toute-puissance naïve, instinctive et cependant calculée qu’il avait parfois décelée dans le foisonnement des figures de pierre aux tympans de Vézelay ou de Notre-Dame. Elle trouvait les gestes ou mieux encore, les formules qui révélaient des images d’amour, de joie, de violence. Bien que son abandon fût différent de celui qu’il avait connu sur sa couche, il reconnaissait dans ses mouvements et ses appels du pied cette ferveur sauvage qui différait d’une nature vouée à l’indolence et à la volupté avec autant d’inconciliation que la glace et le feu, le tigre et l’agneau. Une flamme insensée s’allumait et s’éteignait dans ses hanches.
– Elle danse bien, dit Serrano, rêveur. Elle est… comment dire serior ? La fierté de notre peuple… Ce qu’elle nous offre est un paso castillan.
Droite, la tête de profil sur le corps de face, Francisca évoluait sur place. Lorsqu’elle tournait, sa tête ne cessait de se présenter de profil, attitude noble qui rompait entre elle et l’assemblée le lien du regard et, séparant ainsi du public, la hissait à une distance infinie de celui-ci, dans un autre monde connu d’elle seule ! Tristan ne pouvait qu’admirer les mouvements de ces bras dont il connaissait la pulpe et le goût, et cette taille dont la souplesse inlassable semblait être un héritage des Maures et de leurs danses licencieuses. Le pas se développait par saccades brèves, impérieuses, et chaque courte avancée s’achevait par un coup de pied pour demeurer en pose. C’était d’une rudesse sèche et lascive, d’une beauté suprême, impudente, et Serrano plus subjugué que ne l’était Tristan occupé à voir une autre femme dans les plis souples de la robe, murmura dans un soupir émerveillé :
– Elle rejoint en dansant les esprits de la terre !
La musique prit de l’ampleur et le trouvère ne parut guère étonné quand la foule, tout en battant des mains, se fut mise à chanter pour s’interrompre afin qu’une voix, une seule, ensorcelât les buveurs.
– C’est une sacta, señor : un cri arraché au cœur.
Le chanteur demeurait dans l’ombre. Sa voix montait, planait, ardente, montait encore, soulevant Francisca dans ses volutes énamourées, puis s’incurvait de loin en loin, en même temps que le corps flexible de la danseuse. On ne savait qui des deux incitait l’autre au chant ou au mouvement. Une pause les sépara et la voix repartit d’un coup d’aile puis cessa pour moduler, à la façon des Maures, une plainte dont la mélancolie parut briser la jeune Sévillane.
Tristan ne voyait qu’elle. Une sueur subtile illuminait ses joues. Ses traits s’étaient tirés. Elle cambrait son buste en arrière comme sous la volonté d’une étreinte d’homme, le regard extatique, un oblique sourire aux lèvres. Il semblait qu’il y eût des larmes dans ses longs cils.
Elle danse aussi bien des bras que des pieds. Elle a sucé la sacta au sein de sa mère… Buvons à sa santé !
Le manzanilla tiède parut à Tristan plus poisseux que d’ordinaire. Quand il reposa son gobelet, Francisca s’en était allée. Un silence frémissant, chargé d’attente et traversé par les piétinements des servantes, succéda au chant de l’inconnu.
Tristan se leva pour partir. Il en avait assez vu et suffisamment éprouvé. Jamais il ne s’était senti aussi différent de ces Andalous qui faisaient de l’existence une tragédie dont le seul remède semblait être un composé de chant et de danse. Francisca portait ce mal en son cœur. Leurs amours, s’il les poursuivait, subiraient cette sorte de mésaise. Or, du mésaise, il en éprouvait tant, déjà, dans le sillage de Guesclin, qu’il se refusait à en subir davantage.
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