Les fils de la liberté
lycée ? Je me trouve en ce moment dans un estaminet juste devant la rue en question. On n’y voit pas l’ombre d’un taureau ni d’un ours 3 , sans parler de téléscripteurs. D’ailleurs, il n’y a pas de murs non plus. En revanche, j’aperçois quelques chèvres et un groupe d’hommes qui bavardent et fument la pipe sous un grand platane qui a perdu toutes ses feuilles. Je ne saurais dire s’il s’agit de loyalistes qui se lamentent, de rebelles qui complotent en public (ce qui est beaucoup plus sûr que de comploter en privé ; j’espère que tu n’auras jamais besoin de te servir de ce petit tuyau d’initié), ou simplement de marchands. En tout cas, je peux voir que des tractations ont lieu : des poignées de main sont échangées ; ils se passent de petits morceaux de papier griffonnés. C’est fou comme les affaires prospèrent en temps de guerre ! Sans doute parce que les règles normales sont mises entre parenthèses.
De fait, c’est vrai pour la plupart des transactions humaines. Cela explique le grand nombre d’idylles qui fleurissent pendant les guerres et l’apparition de grandes fortunes après les conflits. Il peut paraître paradoxal, à moins que ce ne soit simplement logique (une question pour Roger : existe-t-il des paradoxes logiques ?), qu’un phénomène qui détruit autant de vies et de biens se solde par une explosion de bébés et de bonnes affaires.
Puisque je parle de guerre, nous sommes en vie et indemnes. Ton père a été légèrement blessé lors de la première bataille de Saratoga (il y en a eu deux, toutes deux très sanglantes) et j’ai dû amputer l’annulaire de sa main droite ; celui qui était raide, tu t’en souviens ? Ce fut traumatisant (autant pour lui que pour moi, je crois) mais, tout compte fait, ce n’est pas catastrophique. Son moignon a très bien cicatrisé et, bien qu’elle soit encore douloureuse, sa main est beaucoup plus flexible. Je ne doute pas qu’elle le servira mieux à l’avenir.
Nous sommes – enfin ! – sur le point d’embarquer pour l’Ecosse, dans des circonstances un peu particulières. Nous partons demain à bord de l’ HMS Ariadne , accompagnant la dépouille du brigadier-général Simon Fraser. Je n’ai rencontré le brigadier que brièvement peu avant sa mort (il était mourant). C’était un excellent soldat et il était très aimé de ses hommes. Le commandant britannique à Saratoga, John Burgoyne, a demandé à ce que soit inclus dans l’accord de reddition que ton père remmène le corps en Ecosse (Jamie est un parent du brigadier et connaît sa famille dans les Highlands). C’était très inattendu mais cela tombait à pic, c’est le moins qu’on puisse dire ! Sans cela, j’ignore comment nous aurions pu faire le voyage, même si Jamie m’assure qu’il aurait trouvé une solution.
La logistique de l’expédition est un peu complexe, comme tu peux l’imaginer. M. Kościuszko – « Kos » pour les intimes, dont ton père fait partie… A vrai dire, tout le monde l’appelle « Kos » car personne (hormis ton père) ne peut prononcer son nom (ou n’ose s’y hasarder) – a proposé ses services et, avec l’aide du majordome de Burgoyne (qui n’emmène pas son majordome avec lui à la guerre ?), qui lui a fourni un grand nombre de feuilles de plomb provenant de bouteilles de vin (on ne pourrait pas vraiment reprocher au général Burgoyne d’avoir sombré dans la boisson compte tenu des circonstances, quoique j’aie plutôt l’impression que tout le monde dans les deux camps boit comme un trou, indépendamment de la situation militaire du moment), a réalisé un petit bijou d’ingénierie : un cercueil tapissé de plomb (indispensable) monté sur des roues amovibles (également nécessaires ; l’objet en question doit peser une tonne… Ton père me dit que non, qu’il ne pèse que trois cent soixante kilos, mais comme il ne l’a pas soulevé je ne vois pas comment il pourrait le savoir).
Le brigadier-général Fraser avait été enterré depuis plus d’une semaine et a dû être exhumé. Ce ne fut pas une affaire plaisante mais cela aurait pu être pire. Il commandait un certain nombre de rangers indiens, dont beaucoup le tenaient dans la plus haute estime. Ils sont venus assister à l’exhumation avec un sorcier (je crois que c’était un homme mais je n’en suis pas certaine : c’était une petite chose ronde affublée d’un masque d’oiseau). Ce dernier
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