Les fils de la liberté
alors même qu’ils piétinaient le toast beurré sur le tapis de location. Ils semblaient vraiment s’aimer, après tout. Il s’était probablement trompé. Il toussota poliment, ce qui ne les sépara pas, mais au moins Dottie lui jeta-t-elle un regard par-dessus son épaule.
— Je vais aller demander qu’on lui prépare un petit déjeuner, annonça-t-il. Emmène-le dans le salon, ma chérie, et donne-lui une tasse de thé.
— Du thé ? s’exclama William. Voilà bien des semaines que je n’en ai pas bu. Que dis-je, des mois !
Ses yeux brillaient comme si on venait de lui parler d’un miracle.
Grey sortit pour se rendre à la cuisine qui se trouvait dans un bâtiment annexe afin que la maison ne soit pas détruite quand (et non si) quelque chose prenait feu. Des odeurs appétissantes de bacon, de confitures et de pain frais émanaient de la structure délabrée.
Il avait engagé Mme Figg, une Noire quasiment sphérique, en se disant qu’elle ne pouvait avoir acquis de telles formes sans aimer la bonne chère ni savoir la préparer. Il ne s’était pas trompé et ni le tempérament volcanique ni le langage de charretier de la cuisinière ne lui avaient fait regretter sa décision. Cela dit, il l’approchait toujours avec prudence. En apprenant la bonne nouvelle, elle se montra néanmoins obligeante. Elle laissa de côté la tourte au gibier qu’elle préparait afin de s’occuper du petit déjeuner.
Il attendit pour emporter le plateau lui-même, souhaitant laisser un peu de temps à Dottie et William. Il voulait tout entendre. Naturellement, tout le monde était au courant de la défaite désastreuse de Burgoyne à Saratoga mais il tenait à apprendre de la bouche de son fils ce que Burgoyne avait su ou compris avant la bataille. Selon certaines de ses relations dans l’armée, lord George Germain avait assuré à Burgoyne que son plan avait été accepté et que Howe marcherait vers le nord pour se joindre à lui, coupant les colonies américaines en deux. D’après d’autres sources (dont plusieurs membres de l’état-major de Burgoyne), Howe n’avait pas été informé de ce plan et de ce fait avait encore moins consenti à y prendre part.
La catastrophe était-elle due à l’arrogance et à la présomption de Burgoyne, à l’obstination et à l’orgueil de Howe, à l’imbécillité et à l’incompétence de Germain ou à une combinaison des trois ? Il penchait plutôt pour cette dernière possibilité mais était curieux de savoir à quel point le bureau de Germain y avait contribué. Maintenant que Percy Beauchamp avait disparu de Philadelphie sans laisser de traces, quelqu’un d’autre allait devoir le surveiller et ArthurNorrington communiquerait le fruit de ses recherches à Germain plutôt qu’à Grey.
Le plateau en main, il rejoignit à pas prudents la maison et découvrit William sur le canapé, buvant du thé en bras de chemise et les cheveux dénoués.
Dottie était assise dans la bergère devant le feu, son peigne en argent sur les genoux, fixant un point devant elle avec un regard si vide que Grey faillit en lâcher son plateau. Elle se tourna vers lui sans sembler le voir. Puis elle se ressaisit et son expression changea, comme quelqu’un revenant subitement d’un lieu très, très lointain.
Elle se leva aussitôt et tendit les mains.
— Laisse-moi t’aider.
Il obtempéra tout en examinant discrètement les deux jeunes gens. William paraissait étrange lui aussi. Pourquoi ce changement ? Quelques instants plus tôt, ils étaient aux anges, se livrant à des démonstrations d’affection exubérantes. A présent, elle servait le thé d’un air grave et les mains tremblantes, faisant cliqueter les tasses dans leur soucoupe. William était aussi rouge qu’elle était pâle mais ce n’était pas – Grey en était presque sûr – le fait d’une quelconque excitation sexuelle. Il avait l’air d’un homme qui… Non. C’était bien de l’excitation sexuelle (Grey l’avait souvent observée chez les autres et était un observateur perspicace) mais elle n’était pas focalisée sur Dottie. Pas le moins du monde.
Qu’est-ce qu’ils trafiquent encore ? Feignant de ne pas remarquer leur distraction, il s’assit pour boire son thé et écouter le récit de son fils.
Le fait de raconter ses aventures calma un peu William. Grey observait son visage s’animer tandis qu’il parlait, butant parfois sur les mots, et en était profondément ému. Il
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