Les fils de la liberté
ressentait de la fierté, certes, une grande fierté. William était désormais un homme et un vrai soldat. Mais Grey éprouvait également un regret sourd en constatant qu’il avait perdu ses dernières traces d’innocence. Il suffisait de regarder ses yeux pour s’en rendre compte.
Son récit des batailles, de la politique et des Indiens avait un effet inverse sur Dottie. Loin de paraître calmée ou heureuse, elle semblait de plus en plus nerveuse.
Grey se leva enfin et fit tomber les miettes sur sa veste.
— Je m’apprêtais à rendre visite à sir William mais je crois que je vais d’abord passer voir Henry. Veux-tu m’accompagner, William ? Et toi aussi, Dottie ? Ou préfères-tu te reposer un peu d’abord ?
Les deux jeunes gens échangèrent un regard si complice et lourd de sous-entendus qu’il en resta un moment sans voix. Puis William se leva à son tour.
— Oui, papa. J’ai très envie de voir Henry, bien sûr, mais Dottie vient de m’expliquer à quel point son état est préoccupant et que tu comptais faire intervenir un médecin de l’armée. Je me disais justement… J’en connais un. Un type formidable. Il est très savant, très doux mais incroyablement habile avec un scalpel.
— Vraiment ? dit lentement Grey. On dirait que mes prières sont exaucées. Comment s’appelle-t-il ? Je pourrais demander à sir William…
— C’est que… il n’est pas avec sir William.
— Ah, c’est l’un des hommes de Burgoyne ?
Les soldats de l’armée vaincue de Burgoyne, à quelques exceptions près comme William, étaient tous partis pour Boston où ils devaient embarquer pour l’Angleterre.
— Dans ce cas, poursuivit-il, j’aurais été enchanté de faire appel à lui mais nous ne pourrons jamais l’envoyer chercher à Boston et le faire venir à temps, compte tenu de la saison et de la probabilité…
William l’interrompit.
— Il n’est pas à Boston.
Il échangea à nouveau un de ces regards étranges avec Dottie. Celle-ci croisa celui de Grey et baissa aussitôt les yeux vers ses orteils, son teint se colorant d’un rose assorti aux fleurs peintes sur sa tasse. William s’éclaircit la gorge.
— En fait, c’est un chirurgien des continentaux. L’armée de Washington a pris ses quartiers d’hiver à Valley Forge. Ce n’est qu’à une journée de cheval d’ici. Il viendra sûrement si je vais le chercher en personne.
— Je vois.
Grey réfléchit rapidement, tout en sachant qu’il ne « voyait » pas le quart de ce qui se tramait sous ses yeux. Néanmoins,c’était une aubaine à saisir. Il lui serait facile de demander à Howe une escorte et un drapeau blanc pour Willie, ainsi que la garantie que le médecin pourrait voyager en toute sécurité.
— Parfait, dit-il. Je vais en parler à sir William cet après-midi.
Dottie et William poussèrent le même soupir de… soulagement ? De quoi diable s’agissait-il ?
Grey reprit :
— Tu veux sans doute te laver et te changer d’abord, Willie. Je vais aller au quartier général de Howe de ce pas et nous verrons Henry cet après-midi. Quel est le nom de ce fameux chirurgien continental, afin que je demande à sir William de lui rédiger un sauf-conduit ?
William se redressa avec un visage rayonnant.
— Hunter. Denzell Hunter. Surtout, demande à sir William un sauf-conduit pour deux. La sœur du docteur Hunter est son assistante. Il aura besoin d’elle.
33
Une mise au point
Edimbourg, 20 décembre 1777
Les lettres noires sur le papier devinrent soudain nettes et je lâchai un petit cri de surprise.
— Ah, nous approchons du but !
L’opticien, M. Lewis, m’observait par-dessus ses lunettes, le regard pétillant.
— Essayez donc celles-ci.
Il retira délicatement la paire de démonstration de mon nez et m’en tendit une autre. Je les chaussai et examinai la page du livre devant moi.
— Je ne me rendais pas compte à quel point j’étais bigleuse ! dis-je émerveillée.
C’était comme une renaissance. Tout était frais, nouveau et précis. Je venais de repénétrer dans le monde quasi oublié du mot imprimé.
Jamie se tenait près de la vitrine de l’échoppe, une belle paire de lunettes carrées à monture en acier sur son long nez. Elles lui donnaient un air savant et distingué. Il se tourna vers moi, les yeux légèrement agrandis par les verres.
— J’aime bien celles-ci, déclara-t-il avec satisfaction. Les rondes s’accordent mieux à ton visage, Sassenach
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