Les fils de la liberté
entrer dans leurs bonnes grâcesen narrant des aventures de mes voyages en Amérique (avec quelques emprunts à notre bon ami Myers).
La compagnie en fut tout ébaubie, se montrant particulièrement réceptive au récit de notre rencontre avec l’ours ainsi qu’avec Nacognaweto et ses acolytes. Je fis grand cas de tes efforts avec le poisson, ce qui amusa considérablement l’assemblée même si les femmes furent très choquées par ma description de ta tenue d’Indienne. En revanche, M. Lyle était fasciné et m’assaillit de questions sur ton allure dans un pantalon en cuir. J’en conclus que c’était un libertin et un dépravé de la pire espèce, une impression qui se confirma plus tard dans la soirée quand je l’aperçus dans le couloir avec Mlle Erlande, une jeune femme à la conduite des plus déplorables.
Quoi qu’il en soit, cette histoire conduisit M. Lyle à attirer l’attention des convives sur ma main et à m’implorer de leur raconter les circonstances de ma mutilation.
Constatant que mon auditoire avait atteint un haut degré de divertissement (étant copieusement abreuvé de champagne, de gin hollandais et de vin du Rhin) et qu’il était littéralement suspendu à mes lèvres, j’élaborai dans un luxe de détails un conte horrifique destiné à les laisser tremblants de peur le soir dans leur lit.
J’avais été capturé par les terribles Iroquois alors que je me rendais de Trenton à Albany. Je m’étendis à loisir sur l’allure épouvantable et les coutumes sanguinaires de ces sauvages (je n’eus point besoin de trop exagérer) et racontai par le menu les mille tortures que les Iroquois font subir à leurs malheureuses victimes. La comtesse Poutoude fut prise d’un malaise quand je décrivis l’horrible mort du père Alexandre, et le reste de l’assemblée n’en menait pas large.
Je leur parlai de Deux-Lances, qui, je l’espère, ne me tiendra pas rigueur d’avoir noirci son caractère pour la bonne cause, d’autant plus qu’il ne le saura jamais. Ce chef, dis-je, déterminé à me passer par la torture, m’avait fait mettre entièrement nu et fouetter de la manière la plus cruelle. Inspiré par notre bon ami Daniel, qui a su retourner une mésaventure similaire à son avantage, je soulevai ma chemise et exhibai mes cicatrices. (Je dois avouer que je me sentais un peu putassier mais, après tout, les prostituées n’exercent ce métier que par nécessité, et je me consolai en me convainquant que moi aussi.) La réaction de l’assistance fut tout ce que je pouvais espérer. Sachant qu’à ce stade, elle goberait n’importe quoi, je poursuivis mon récit.
Ensuite (repris-je), deux guerriers indiens m’avaient traîné inconscient devant leur chef et m’avaient attaché sur une large pierre dont la surface portait les traces macabres des nombreux sacrifices qui y avaient été perpétrés.
Un prêtre païen ou un chaman s’était approché en poussant des cris terribles et en agitant une pique décorée de nombreux scalps. Je craignis alors que, par sa couleur inhabituelle, ma propre chevelure n’attire ses convoitises et ne finisse dans sa collection (je n’avais pas poudré mes cheveux, non pas en prévision de ce moment mais parce que je n’avais pas de poudre). Cette peur s’accrut encore lorsque je vis le chaman sortir un grand couteau et avancer sur moi en roulant de grands yeux brillants de malveillance.
A ce stade, les yeux de mon auditoire brillaient aussi et étaient ronds comme des soucoupes tant mon récit les fascinait. Plusieurs dames émues par ma situation désespérée poussèrent des cris tandis que les messieurs exprimaient à haute voix leur exécration des affreux sauvages.
Je leur racontai comment le chaman avait alors planté son couteau dans ma main et comment la peur et la douleur m’avaient fait perdre connaissance. Quand je revins à moi quelque temps plus tard, mon annulaire droit avait été sectionné et un flot de sang jaillissait de mon moignon.
Mais plus horrifique encore fut la vision du chef iroquois assis dans le tronc sculpté d’un arbre géant, déchirant la chair de mon doigt tranché avec ses dents comme s’il s’agissait d’un vulgaire pilon de poulet.
Là, la comtesse se sentit mal à nouveau et, pour ne pas être en reste, l’honorable Mlle Elliott fut prise d’une crise d’hystérie qui m’épargna heureusement de devoir inventer comment j’avais échappé aux sauvages. Me déclarant
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