Les fils de la liberté
l’aube et à me trouver des quartiers plus convenables sans que ma bourse en pâtisse trop. En attendant, je tente d’oublier le froid et la faim en me plongeant dans une agréable conversation avec toi, espérant que l’effort d’écrire invoquera ton image et me donnera l’illusion de ta compagnie. (Je me suis équipé en éclairage adéquat en descendant sur la pointe de mes pieds nus voler deux chandeliers en argent dans le salon dont la fausse magnificence m’a leurré et conduit à prendre résidence ici. Je les remettrai à leur place demain quand la logeuse m’aura restitué la somme exorbitante qu’elle m’a extorquée pour sa misérable chambre.)
Venons-en à des sujets plus plaisants : j’ai vu Joan, à présent retirée dans son couvent et apparemment satisfaite (et non, puisque tu le demandes, je n’ai pas assisté au mariage de sa mère et de Joseph Murray, qui se trouve être un cousin germain de Ian. J’ai envoyé un présent conséquent et mes meilleurs vœux, qui sont sincères). Je rendrai visite demain à Michael. J’ai hâte de revoir Jared et je lui transmettrai tes amitiés.
Ce matin, alors que je cherchais un café à Saint-Germain-des-Prés, j’ai eu la chance de tomber sur M. Lyle, que j’avais rencontré à Edimbourg. Il m’a salué avec effusion, s’est enquis de ma santé puis, après avoir discuté de tout et de rien, m’a invité à le rejoindre à la réunion d’un cercle dont les membres incluent Voltaire, Diderot et d’autres dont les opinions sont écoutées dans les milieux que je souhaite infiltrer.
Je me suis donc rendu à quatorze heures à l’adresse indiquée et me suis trouvé dans une demeure grandiose qui n’était autre que la résidence parisienne de M. Beaumarchais.
La compagnie était on ne peut plus bigarrée : on y trouvait aussi bien le plus miteux des philosophes de mastroquet que les plus beaux ornements de la haute société, le point commun entre les convives étant l’amour des beaux discours. Quelques prétentions à la raisonet à l’intellect furent exprimées mais sans insistance. Je n’aurais pu souhaiter un vent meilleur pour mon voyage inaugural de provocateur politique. Le vent, comme tu le verras, est une métaphore appropriée aux événements de la journée.
Après quelques bavardages inconséquents devant les buffets (si j’avais su que je devrais me passer de dîner, je me serais rempli les poches d’amuse-gueules comme j’ai vu faire d’autres invités), les convives se rassemblèrent dans un grand salon où ils prirent place pour assister à un débat formel entre deux partis.
La joute oratoire avait pour thème : « La plume est-elle plus puissante que l’épée ? » M. Lyle et ses amis défendaient cette proposition, M. Beaumarchais et sa clique arguant du contraire. Le débat fut animé, avec de nombreuses allusions aux œuvres de Rousseau et de Montaigne (non sans quelques attaques personnelles contre le premier du fait de ses opinions amorales concernant le mariage). Finalement, ce fut M. Lyle qui l’emporta. J’envisageai de montrer ma main droite à l’assistance afin de soutenir les arguments de la contre-proposition (un échantillon de ma calligraphie aurait sans doute achevé de les convaincre) mais je m’en abstins, n’étant présent qu’en tant qu’observateur.
Je trouvai l’occasion plus tard d’aborder M. Beaumarchais et, en guise de plaisanterie, lui fis cette observation. Il fut très impressionné par mon doigt manquant et quand, à sa demande, je lui racontai comment cela m’était arrivé (ou ce que je choisis de lui raconter), il parut aux anges. Il insista pour que je les accompagne, lui et quelques-uns de ses amis, chez la duchesse de Chaulnes, où il était attendu pour souper. En effet, le duc se passionne pour tout ce qui a trait aux habitants aborigènes des colonies.
Tu te demanderas sûrement quel est le rapport entre des sauvages aborigènes et ta chirurgie des plus raffinées ? Patiente encore quelques lignes.
La résidence des ducs était bordée d’une grande allée dans laquelle j’aperçus plusieurs voitures de qualité. Imagine mon bonheur quand je vis descendre de celle se trouvant juste devant la nôtre M. Vergennes, le ministre des Affaires étrangères en personne !
Je me félicitai intérieurement de la grande chance qui m’était ainsi offerte de rencontrer bon nombre de personnes pouvant servir mes desseins et fis de mon mieux pour
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