Les fils de la liberté
pieds. Je ne l’avais pas fait intentionnellement mais j’avais besoin de mes deux mains ainsi que de celles de Denzell pour maîtriser le saignement, et nous n’avions pas d’infirmière pour nous assister.
Le jeune homme n’était pas encore tiré d’affaire, loin de là. J’ignorais si ma pénicilline serait efficace ; même si c’était le cas, il pouvait toujours développer une infection quelconque. Toutefois, il était réveillé et ses signes vitaux étaient étonnamment bons. Peut-être était-ce dû à la présence de Mme Woodcock qui lui avait tenu la main et essuyé le visage, l’implorant de rouvrir les yeux avec une tendre insistance qui ne laissait planer aucun doute sur la nature de ses sentiments.
Je me demandais ce que l’avenir réserverait à cette dernière. Ayant reconnu son nom, je l’avais prudemment interrogée sur son mari. J’étais presque certaine qu’il s’agissait de l’homme amputé d’une jambe que j’avais soigné lors de la retraite de fort Ticonderoga. Il y avait de fortes chances pour qu’il soit mort. Dans ce cas, qu’arriverait-il à Mercy Woodcock et à Henry Grey ? C’était une femme libre et non une esclave. Un mariage n’était pas inconcevable (pas plus qu’il ne le serait aux Etats-Unis deux cents ans plus tard). Dans les Caraïbes, les unions entre des femmes noires ou mulâtresses de bonne famille et des hommes blancs n’étaient pas fréquentes mais ne faisaient pas scandale. Toutefois, Philadelphie n’était pas dans les Caraïbes et, d’après ce que Dottie m’avait dit de son père…
J’étais trop épuisée pour y réfléchir et cela ne me regardait pas. Denny Hunter s’était porté volontaire pour rester au chevet de Henry toute la nuit. Je chassai ce couple de monesprit et poursuivis mon chemin, fredonnant et oscillant légèrement. Je n’avais rien avalé depuis le petit déjeuner et il faisait presque nuit. Le cognac s’était diffusé directement à travers les parois de mon estomac vide et déversé dans mon sang. C’était cette heure du crépuscule où tout semblait flotter dans l’air, où les pavés courbes paraissaient sans substance et où les feuilles d’un vert luisant pendaient lourdement aux branches, telles des émeraudes.
J’aurais dû me dépêcher de rentrer en raison du couvre-feu. Mais qui m’arrêterait ? J’étais trop vieille pour que les patrouilles me harcèlent comme elles le faisaient avec les jeunes filles, et n’appartenais pas au sexe qui m’aurait fait paraître suspecte. Si je rencontrais des soldats, ils se contenteraient de me houspiller et de m’ordonner de rentrer chez moi.
Il me vint soudain à l’esprit que je pourrais acheminer ce que Marsali appelait prudemment « le travail de M. Smith » : les messages écrits des Fils de la liberté qui circulaient de village en village, de ville en ville, balayant les colonies telles des feuilles portées par une bourrasque printanière. Ils étaient recopiés et retransmis ; parfois même imprimés et distribués dans les villes quand on trouvait un imprimeur assez intrépide pour s’en charger.
Il existait un vague réseau s’occupant de les faire circuler mais il était sans cesse menacé d’être découvert, ses membres étant fréquemment arrêtés et emprisonnés. Germain en acheminait souvent, pour ma plus grande angoisse. Un gamin agile était moins repérable qu’un jeune homme ou un marchand mais les Britanniques n’étaient pas idiots et l’arrêteraient certainement s’il commettait un faux pas. Moi, en revanche…
Tout en réfléchissant aux divers aspects de la question, j’arrivai devant l’imprimerie. Je fus accueillie par l’odeur d’un savoureux dîner, les cris excités des enfants et une nouvelle qui me fit aussitôt oublier ma carrière potentielle d’espionne : j’avais reçu deux lettres de Jamie.
Lallybroch, 20 mars 1778
Ma très chère épouse,
Ian est mort. C’est arrivé il y a dix jours et je pensais être prêt à présent à t’écrire dans le calme. Pourtant, voir ces mots couchés sur le papier me remplit d’un profond chagrin. Les larmes coulent le long de mon nez et j’ai dû m’interrompre pour me moucher. Ce ne fut pas une mort douce. Je devrais être soulagé qu’il soit enfin en paix, et heureux qu’il ait désormais trouvé sa place au paradis. Je le suis mais suis également plus triste que je ne l’ai jamais été. Mon seul réconfort est de pouvoir me confier à
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