Les fleurs d'acier
visage !
Ogier se ceignit enfin de la serviette que Champartel lui tendait et remonta dans la chambre.
Il lui fallut se laver deux fois pour délivrer sa peau de l’odeur et de la viscosité de l’étang. Quand il redescendit, Barbet et Gosselin achevaient de creuser la fosse.
Comme, depuis longtemps, les draps s’en étaient allés en lambeaux, on ensevelit Gerbold nu. Ensuite, après qu’Aguiton eut nivelé la terre, chacun se recueillit. Les femmes sanglotèrent tandis que les hommes, sourcils froncés, baissaient les yeux sur ce tertre humide où des fourmis s’aventuraient. Bressolles avait joint ses mains par l’extrémité des doigts ; ses lèvres remuaient à peine.
« Qui est-il ? » se demanda Ogier, une fois de plus. « Tout ce que j’en sais, c’est qu’il vient de Carcassonne. »
Girbert était-il un clerc frappé d’anathème ou bien, comme l’avait un jour fulminé Arnaud Clergue, le dernier patarin de la Langue d’Oc ?
*
Ce jour-là fut morose. À la nuit, Ogier et Thierry s’en allèrent chasser aux abords du manoir de Blainville. Rien ne s’y passait d’inquiétant. Ils en revinrent la gibecière vide, mais rassurés.
Le lendemain, peu après l’aube, quatre cavaliers galopèrent jusqu’à la chaussée de Gratot, décochèrent sur le tablier du pont et les embrasures des communs tout un carquois de carreaux et sagettes, puis s’enfuirent en hurlant des injures.
Barbet, de garde en haut de la tour ouest, sonna l’alarme à contretemps : il s’était endormi. L’émoi s’en trouva fortement aggravé. Naguère, le guetteur eût été flagellé ; Godefroy d’Argouges se contenta d’un blâme.
— Les temps changent ! maugréa Gosselin sans qu’Ogier pût discerner si cet hargneux en voulait davantage à son père, pour son indulgence extrême, qu’au fautif pour son peu de repentir.
À l’effroi succédant au meurtre de Gerbold, l’escarmouche ajouta la stupeur. En partie dissoute à l’apparition du fils du baron et de ses compagnons, l’angoisse réintégra l’enceinte, d’autant plus oppressante qu’il y manquait cinq hommes ; ceux dont Jean de Montfort profitait.
Les jours passèrent, pluvieux et froids, vides, à l’entour du château, de présences menaçantes. Plutôt que de l’apaiser, la trêve des mercenaires aggrava l’anxiété d’Ogier. Que signifiait ce répit ?
Deux semaines après le meurtre de l’ermite, un soir, tandis qu’il étrillait Veillantif, Thierry lança par-dessus le garrot de son cheval :
— Messire, il vous faut trouver un châtiment !
Ogier cessa de démêler la crinière de Marchegai :
— Venger Gerbold, hein ?… À qui nous en prendre ?… Et de quelle façon ? Ces coquins nous savent impuissants… Laissons-les à leurs atournements [195] si toutefois ils en font. Bornons-nous à nous tenir prêts… sans jamais oublier qu’ils sont les plus forts.
— Ah ! là là, si nous pouvions aller sous leurs murs, vous et moi !… Nous leur proposerions deux bons combats. Vous prendriez Blainville et moi Lerga !
Nullement enclin à louer cette ardeur belliqueuse, Ogier s’assombrit :
— Blainville refuserait ce défi. Il en a le droit sans pour cela déchoir. Qu’y gagnerions-nous donc ? Lerga te taillerait peut-être en pièces. Quant à moi, Blainville ferait en sorte de m’appréhender au corps avant que je puisse donner un coup d’épée… De plus, il connaîtrait mon visage. Or, je veux qu’il le voie plein de toute ma haine tandis que je l’accuserai de forfaiture devant le roi ou son fils Jean !… C’est le seul avantage que j’aie sur lui pour le moment.
Thierry se baissa, saisit à terre une kattah [196] découverte sans doute au tréfonds de l’écurie, et se mit à brosser Veillantif :
— Bel avantage, messire. Je ne saurais en disconvenir. Mais les actions se passent rarement comme on les avait pourpensées. Moi, je ne sais qu’une chose : nos compères et nos commères ont peur.
— Je leur parlerai au souper.
Une fois attablé, Ogier considéra, autour de lui, ces visages maussades, ces yeux mornes, ces bouches affamées de gaieté davantage que de nourriture. Le courroux l’emporta sur la compassion :
— Cessez donc de vous ronger les sangs !… À commencer par toi, Aude. Dites-vous que si ces maudits reviennent, nous les repousserons. Nous sommes tous hardis. Tâchez d’en avoir conscience !
Soudain sevré de tristesse et
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