Les fleurs d'acier
les inconvénients et les fatigues d’une chevauchée longue et incertaine, insister sur les périls auxquels elle s’exposerait non seulement autour des lices mais dans cette cité dont ils ignoraient tout. Or, il n’était ni ébahi ni mécontent.
Au contraire. Jamais, à Gratot, Adelis ne s’était sentie complètement à l’aise. Acceptée, mais avec défiance, observée d’autant plus intensément qu’elle ne révélait jamais ses goûts, ses préférences, et se confinait dans une décence qui la différenciait des autres femmes ; indifférente aux hommages souvent frustes ou malaisés des hommes ; réfractaire aux médisances ou suppositions malséantes, sa sérénité n’empêchait pas qu’elle sentît sur sa personne les démangeaisons d’une curiosité permanente. Certes, elle s’était résignée à languir et vaguer, souvent seule, dans les murs, sachant bien quels dangers se tramaient au-dehors. Cependant, elle s’ennuyait. La Langue d’Oc lui manquait. Après l’avoir avoué, elle ajouta :
— Je crois qu’ils savent ou se doutent… sauf peut-être votre sœur.
— Qu’ils savent quoi, Adelis ?
Ogier regretta aussitôt sa bévue.
— Pardonnez-moi… Votre existence, pour moi, commence à Rechignac et je ne veux me souvenir que de votre dévouement lors des assauts de Robert Knolles. Nous sommes trois à savoir. Moi, Thierry… et Raymond qui vous aime moult. Croyez-vous que ces deux-là auraient pu parler par dépit s’ils avaient essayé d’obtenir votre… consentement ?
Elle pâlit. Mais quoi : elle avait entamé cet entretien.
— Ont-ils essayé ?
— Jamais… Ils ont affaire ailleurs… comme vous !
Adelis, maintenant, souriait sans malveillance. Cette gaieté les soulagea d’un poids malsain.
— J’ai pensé parfois à vous emmener, Adelis, car il est bien rare que ceux qui se rendent à des liesses comme celles de Chauvigny ne soient accompagnés de leur épouse, leur sœur, leur cousine ou quelque gentilfame. Les joutes et les tournois sont faits pour l’honneur des dames… Vous l’avez vu : Thierry a ferré Facebelle. J’hésitais, je ne sais pourquoi.
Ils revenaient lentement vers le puits.
— Il y a Titus, dit Adelis.
— Aude le soignera… Elle sait maintenant comment faire… Il se peut même que Thierry lui ait appris moult autres choses… Ah ! oui, m’amie, vous pouvez venir à Chauvigny !… Et nous y partirons par ce très beau temps !
Il rit, offrant son visage au chaud soleil de midi. Chaque fois qu’il imaginait cette ville inconnue, ce tournoi, cette joute, un accès d’allégresse lançait des frémissements dans ses muscles.
— Vous serez ma sœur, Adelis, plutôt que mon épouse : ainsi, vous dépendrez moins de moi. Il se peut que nous allions là-bas pour rien ; il se peut que la Providence me serve. Mais venez : allons trouver Aude. Nous ouvrirons avec elle les coffres de ma mère. Il faut que vous soyez accointée bellement.
Comme elle demeurait près du puits, Ogier s’impatienta :
— Qu’avez-vous ? Pourquoi restez-vous ainsi ?… Voulez-vous que je porte cette eau ?… Elle était pour Facebelle ?
La jeune femme abaissa son regard vers le seau dont elle effleura l’anse de la pointe de sa sandale. La cheville apparut sous l’ourlet de la robe. Aussitôt le garçon revit le mollet fuselé, la cuisse longue et drue et tout ce corps entr’aperçu sous les ondées d’un ruisseau.
Le moment présent s’imprégnait d’un goût de cendre et d’inachevé. Ce matin-là, parce qu’un autre avait vu cette fille nue, parce qu’un autre avait essayé de la prendre, il avait affronté l’audacieux comme si Adelis lui était promise. Or, rien ne laissait prévoir qu’elle abandonnerait à son égard, ne fût-ce qu’une fois, ce maintien distant dans lequel elle semblait se complaire. Comment s’appelait-il déjà, ce trouble-fête ? Norbert… Pensait-elle parfois à ce forcené ? Pourquoi fronçait-elle les sourcils ?
— Quelles sont vos pensées maintenant, Adelis ?
Elle sourit du bout des lèvres :
— Je me disais que la mer est toute proche… que je la sens vivre, surtout la nuit… et que nous allons partir sans que je l’aie vue… Je ne sais comment cela peut être… Grand, bien sûr… Mais comment ?
— Toutes les idées que vous pourriez vous en faire ne seraient que faussetés… Imaginez un champ immense… Un champ dont les hautes herbes très serrées se
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