Les fleurs d'acier
parent de fleurs mouvantes, mousseuses… Un champ que le vent laboure sans trêve, profondément… Par ce temps, sous ce soleil, elle doit être resplendissante.
Ces mots qui lui échappaient, Ogier les trouvait dérisoires : tout ce qu’il pouvait dire sur cette immensité lui paraissait petit, sans éclat ni relief. Il y avait presque six ans qu’il n’avait, de près, revu la mer.
— Vous en parlez, Adelis, et je m’aperçois qu’elle me manque.
Ce fut pourquoi, tout en sachant son offre déraisonnable, il proposa :
— Si cela vous tente bien fort, je vous y emmènerai… Attendez-moi dans l’étable à la nuit… C’est à plus d’une lieue et nous ne pourrons y aller qu’à pied… Le voulez-vous ?
Il sourit : les joues teintées de rose, elle avait accepté dans un souffle. Elle bougea légèrement la tête, reprit son seau et s’en alla.
*
Ils avaient traversé des champs, marché dans des chemins ombreux givrés de lune. Ils avaient couru parfois, effrayés par un bruit suspect, pour s’abriter, attentifs, le long d’une levée de terre emmitouflée de ronces et de fougères. Ils avaient avancé sans jamais se parler, heureux de se sentir libres, en accord avec la chaude paix nocturne. Leurs émois n’étaient dus qu’aux rares envols d’invisibles oiseaux et aux débuchés tout aussi invisibles d’un lapin, d’une fouine ou d’une belette ; puis le silence à nouveau les cernait, frémissant du soupir chuchoté des feuillages.
Un fossé se présenta, large et brillant en son fond. Ogier d’un bond l’enjamba, saisit une basse branche et se retourna :
— Donnez-moi la main et sautez.
Adelis s’approcha du bord autant qu’elle put, releva son jupon aux genoux, éclair charnel à peine entrevu puisqu’il la recevait déjà contre sa poitrine. Elle se dégagea fermement d’une prise pourtant légère :
— Continuons, messire… Ne perdons pas de temps.
— Encore du messire !… Et croyez-vous qu’ainsi nous perdions notre temps ?
Elle ne répondit pas ; comme il avait conservé sa main dans la sienne, elle se libéra d’un mouvement sec.
Devant eux, les arbres s’espacèrent et leur taille diminua ; le ciel illuminé en blanchissait les feuilles. Au sol, on eût dit qu’il venait de neiger.
— Voici la lande, Adelis. Bruyères et genêts… Sentez : nous commençons à marcher sur du sable.
Deux chevêches au vol moelleux flottèrent dans le ciel en lançant leur plainte feutrée.
— Oyez… Thierry aurait trouvé dans ces cris quelque annonce de malheur… Pas moi… La mer est toute proche, à présent.
Au-delà des basses collines, les flots chuchotaient doucement.
— Par là… Suivez-moi, m’amie, sur ce sentier pour ne pas vous égratigner.
Il ne pouvait s’égarer en ces lieux. Il y avait si souvent erré avec son père qu’il en connaissait les arbres, les sentes à peine tracées dans le piquant pelage, blanchâtre cette nuit, et d’un beau vert tendre en plein jour. Et plus il s’approchait du rivage caché, plus l’air devenait mouillé, comme s’il s’était mêlé aux flots avant de s’épancher vers les terres.
— Venez, Adelis… Il fait bon, ne trouvez-vous pas ?… C’est étrange…
— Quoi, messire ?
— Ce printemps chaud… trop chaud… Est-ce bon signe ? L’été ne se vengera-t-il pas à coups d’orages et d’effoudres [230] ?… Qu’en pensez-vous ?
Il parlait pour dissiper ses émois et ses craintes. Seuls à une lieue de Gratot ! Il n’avait qu’une dague à sa ceinture.
— Dites-moi n’importe quoi, mais parlez !
Adelis demeura silencieuse, enveloppée, pénétrée comme lui par les tiédeurs ondoyantes.
Les champs clairs où leurs fantômes se mêlaient s’entrecoupèrent de mares et de ruisseaux morts, prêts à ressusciter au prochain flux. Certains pouvaient se franchir d’une enjambée, d’autres en passant sur des planches. L’une d’elles manquant, Ogier, les pieds dans la vase, saisit Adelis aux hanches et, le temps du passage, la reçut contre son corps. Une fois de plus, alors qu’il appuyait sa joue contre sa poitrine, elle se dégagea. Il sourit. Il eût aimé que leur cheminement fut constamment entrecoupé d’obstacles ; il le lui dit et elle en parut courroucée sans qu’aucun mot pourtant ne franchît ses lèvres.
Ils repartirent. Dans les fourrés clairsemés et les ruisselets plus étroits, leur approche provoquait des bonds, des
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