Les fleurs d'acier
son destin. À elle d’en supporter les conséquences.
Mais saurait-il un jour ce qu’était devenu leur enfant ? S’il naissait bon, il deviendrait meilleur au cours des années. S’il naissait vil et si Thibaut et Anne ne remédiaient pas à cette pestilence de l’âme, il se pouvait…
Rejetant cette éventualité avant même d’en avoir achevé les termes, Ogier ferma les yeux. Il devait oublier. Il y avait plus de courage à rompre par la pensée avec cet amour mort qu’à feindre d’en être endolori pour toujours.
II
Enjambant Raymond endormi, étendu de tout son long sur le seuil de la grange, Ogier, torse nu, suivi de Saladin, se dirigea vers le ruisseau pour s’y laver. La paix nocturne se craquelait aux premières poussées de l’aube. Les herbes drues s’inclinaient sous les pas. L’odeur amère du sol et des feuillages détrempés semblait presque palpable.
La pente descendait vers une combe obscure envahie de colosses aux membres tourmentés. Nul sentier, nulle éclaircie sous ce lourd toit sylvestre d’où filtrait une lumière glauque, attifée de vapeurs nonchalantes. Un oiseau sifflota, d’autres lui répondirent ; çà et là, des froissements révélaient les déboulés du gibier.
— Cherche, Saladin.
Tandis que son chien lui faussait compagnie, Ogier se faufila parmi les troncs roides et les sauvageons flexibles, enjambant les fougères et les ronces humides dont l’épais bourrelet dissimulait le cours d’eau. Il glissa, se retint à une branche et remarqua un passage. Ce ne pouvait être celui d’un sanglier. Alors un cerf ? Une biche allant s’abreuver ?… Non : Saladin lui-même se serait insinué différemment dans ces buissons.
Courbé, engoncé dans sa méfiance, le nez picoté par le froid et la brume, Ogier progressa lentement. Bientôt, plus que sa vue, son ouïe le prévint qu’il allait atteindre la cascade. Quand ce fut fait, il s’inclina et s’accroupetonna, le cœur saisi d’une stupeur intense :
« Elle ! J’aurais dû m’en douter… »
Assise, nue, sur la première marche d’un escalier de roches, Adelis frappait le courant du talon, prenant, semblait-il, plaisir à brouiller son image dans le miroir liquide. Pétillante, mousseuse, l’eau devait avoir la froideur de la neige, mais elle se délectait de cet attouchement, souriait, chantonnait et projetait parfois d’éphémères grappes d’argent sur sa poitrine.
— Ah ! Dieu, soupira Ogier à court de souffle.
À la surprendre ainsi au creux de l’ombre verdoyante, il éprouvait un sentiment étrange, fait de vergogne et de ravissement. Sans jamais jusqu’ici l’avoir prémédité, il commettait le larcin suprême : il s’emparait à son insu de l’intimité de la jeune femme ; il la connaissait enfin tout entière sans qu’elle eût consenti, pourtant, à lui livrer le moindre de ses secrets.
Il était ébahi et captivé. Cette beauté, certes, il l’avait pressentie, mais en niant qu’elle pût exercer quelque attrait sur ses sens. Jamais il n’aurait pu penser que dans la solitude, Adelis s’ébattait comme une jouvencelle insoucieuse, aimante et fière de son corps.
« Et qu’elle est belle ! »
Il y avait dans l’abandon de cette nudité aux turbulences liquides, dans les rites et enjouements de ce baptême que la limpidité de l’onde rendait plus poignant encore, une sensualité tellement envoûtante qu’il se demanda si cette nymphe arrachée par lui-même aux Anglais céderait incontinent à son brusque désir d’elle, pour peu qu’il le lui exprimât. Ces bras charnus, ces seins luisants de grenaille liquide, ces jambes voluptueuses, tout l’excitait en elle sous les lueurs rosées du matin. L’eau diaprait ses tendres contours, accentuait leur juvénilité, rehaussait l’or touffu des toisons. Et tels des haillons de brocart, les cheveux ondoyaient sur le cou gracile et les épaules ; parfois, doucement, Adelis les vrillait de ses mains.
Étrange destin que celui de l’argile humaine. Cette fille avait été meurtrie, vilipendée, souillée ; elle semblait n’en conserver aucun stigmate : bruissant et clair, un ruisseau lui restituait sa candeur. Sous les frondaisons immobiles et pépiantes, plongé dans les arcanes d’une résurrection presque magique à force de simplicité, Ogier voyait sur l’écrin le plus naturel qui lut au monde, une perle longtemps ternie, que l’eau venait d’épurer de son limon pour la glorifier
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