Les fleurs d'acier
mêlé à l’entretien. Il l’empêchait ainsi de fournir la réplique à Blainville.
— La Table ronde ? Ah ! là, là… Tout juste bonne pour mon Melkart, qui ne sait écrire ! Il y a là-dedans des sorcelleries, des enchanteurs et enchanteresses… Que veux-tu, Fenouillet, je préfère Aliscans à Perceval le Gallois.
Et heurtant ses poings l’un contre l’autre, Blainville conclut :
— Ce sont les femmes et les efféminés qui ont répandu ces récits bons pour des chambrières !… La Table ronde ?… Pouah !… Tout n’y est que méchants récits où la fausse hardiesse supplante le vrai courage…
— Mais où est le vrai courage, messire ?
Ogier se réjouissait de contester Blainville. Cependant, il avait beau s’évertuer à décocher ses traits sur son adversaire, c’était lui-même qui se sentait blessé par les moqueries de celui-ci.
— La Table ronde, Fenouillet, ce sont les manières doucereuses et les largesses indues préjudiciant aux belles austérités de la vraie Chevalerie…
« Il te va bien de parler ainsi ! »
— C’est la fable et les fées avant Dieu et les hommes.
« Sainte Marie, oyez ce malandrin ! »
Bien que le souffle de Blainville atteignît parfois sa figure, Ogier se sentait à une insurmontable distance de son ennemi. Incapable de la moindre action contre lui, il n’avait d’autre possibilité que de le dévisager pour se gaver l’esprit de ses traits et les imaginer durcis par la mort.
— Comment peux-tu trouver le roi Arthur digne d’estime ? Il est cocu et satisfait !… Et Lancelot ? Il ne fait que besogner par l’esprit Guenièvre… Ah ! non, jeune homme. Au cas où tu voudrais me complaire, ne soutiens pas ces âneries !
— Messire, dit Ogier simplement, je n’ai ni le goût ni le désir de les louer ou de les défendre. Pas plus que je n’ai envie de vous complaire en approuvant quoi que ce soit venant de vous.
Adelis, moins effacée qu’elle ne le croyait, considérait intensément ce baron dont elle savait tant de choses détestables. Blainville fronça les sourcils :
— J’ai idée, Fenouillet, que tu me parles du bout des lèvres !… Et, c’est étrange, tu me rappelles un homme… Mais qui ?
Ogier frémit. « Je ne ressemble pas à mon père !… Non ! Non ! Je ne lui ressemble pas ! » Blainville examinait son front, son nez, sa bouche. S’il devinait, serait-ce déjà la fin de l’entreprise ? L’avortement de la vengeance ?
— T’es-tu déjà battu ?
— Un tantinet, messire.
Le tronc craqua dans l’âtre ; Guy de Morthemer éternua, et Blainville ricana : « Dieu vous bénisse ! » Ogier cessa de soutenir ce regard aminci par les paupières mi-closes, et qui semblait plonger au-delà du sien pour sonder sa cervelle.
Et Blainville rit derechef. Il appartenait à ce genre d’hommes constamment contents de soi, et pour lesquels les sentiments purs ne sont qu’affiquets, marmouseries et entraves. Le Bien étant pour lui pâle et doucereux, le Mal possédait des couleurs et un goût dont il se délectait. Il n’avait d’autre satisfaction que celle de se savoir fort, et de jubilation que dans la certitude de cette invincible puissance. Il croyait en son impunité puisque personne, à la Cour et ailleurs, n’aurait osé soupçonner sa félonie. Et sans doute, encore qu’Isabelle eût allumé sa curiosité ou ses sens, préférait-il se repaître la vue d’un trésor que d’une jolie fille. Tout ce qui n’était pas lui, son pouvoir, ses profits, ses exactions, manquait du plus simple intérêt. Dans l’ombre de cette vaste salle aux contours flous, la malfaisance de cet homme au teint vermeil éclatait par contraste, bien que les ténèbres correspondissent à sa nature. Sa seule présence devant l’âtre où tout à coup il chauffait ses mains longues et crochues donnait à l’odeur des braises une senteur d’enfer tandis qu’en cette obscurité ondée parfois de rouge à la montée des flammes, le visage d’Adelis prenait un relief émouvant. Le sourire qu’il lui offrit demeurant sans effet, Blainville sembla n’en concevoir aucun dépit, mais se tournant vers son contradicteur, il lui fit compliment :
— Ta sœur est belle.
Ogier entrevit, dans l’ouverture de la garnache de velours gris, le haubergeon neuf, safré [254] aux armes de son ennemi : de sable à un griffon d’argent couronné d’or, membré et armé de même, puis les
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