Les fleurs d'acier
jeune :
— Je le reconnais, bien que je l’aie vu il y a longtemps, à Rennes. C’est Bertrand Guesclin… Voyez les gars qui l’accompagnent… C’est pas des enfants de chœur !
Ils étaient six. Vêtu d’un pourpoint rouge, élimé, de chausses noires vrillées dans des housseaux boueux, le gonfanonier à l’hermine était petit, le crin roux, la face aussi barbelée qu’une bogue de châtaigne. L’autre qui levait l’aigle aussi haut que possible, était vêtu d’un haubergeon et coiffé d’une cervelière. Ses prunelles furetaient de côté afin qu’il sût les sentiments que le troppelet [292] auquel il appartenait inspirait aux Chauvinois. Conscient de son importance, lui seul s’abstenait de chanter mais son voisin beuglait pour deux :
« Sire par la Sainte chair de Dieu »,
Lui a dit son écuyer
« L’heure passe de tournoyer
Et vous que demeurez ici ? »
— Vous les reconnaissez, messire ? dit Raymond.
— Nos gars de cette nuit, grogna Thierry.
— C’est lui, dit Briatexte. C’est l’immonde Bertrand. Au puant royaume des malandrins, il détient la couronne… Voyez comme il est beau !
Une cotte de mailles terne, couverte d’un rochet court, fripé, d’un blanc grisâtre, habillait Guesclin du cou jusqu’aux cuisses. Ses houssettes de chevreau, tout aussi sales que celles de ses voisins, étaient armées d’éperons aux molettes étoilées. De sa ceinture d’armes, large et sans ornement, pendait une épée à quillons droits, gainée dans un fourreau de bois renforcé de viroles et d’une bouterolle de cuivre.
— Il me paraît avoir horreur de la parure.
Ogier approuva Thierry, intéressé par ce gars que Godefroy d’Argouges avait autrefois désheaumé.
« D’où vient sa renommée ? D’une joute, une seule, qu’il n’a même pas remportée ! On l’a blandi [293] parce qu’il refusait d’y affronter son père, ce qui n’est louable en rien : n’importe quel fils eût agi de même ! S’il savait mon nom, il m’en voudrait sans doute davantage que de l’avoir privé d’une captive innocente ! »
— Il est trop occupé à chanter, dit Raymond, pour nous avoir remarqués.
— Il est encore plus répugnant en plein jour, dit Adelis.
— Eh oui, m’amie… les autres aussi puent la truanderie. Mais ce verrat… quelle hure !
Le Breton semblait plus court et massif que dans la nuit. Quant à sa tête : le cheveu dru, noir, coupé ras ; le front bref et les sourcils touffus, allant presque d’un seul trait d’une tempe à l’autre ; sous les paupières lourdes, des pupilles ténébreuses avec, tout au fond, un éclat de suffisance ou de férocité ; un nez en pied de marmite ; une bouche vorace au-dessus d’un semblant de menton : un dogue énorme vêtu en homme ; les oreilles pointues ajoutaient à la ressemblance. Et comme heureux de sa laideur, il hurlait, superbe, tout en envoyant des baisers aux femmes :
Voulez-vous devenir ermite ?
Allons-en à notre métier
Tournoyer vigoureusement !
Son cheval, un roncin pommelé, essorillé, à queue et crinière incultes, allait au pas, noblement, comme si conscient de la rustauderie de son maître, il tentait d’en atténuer les effets par sa dignité d’animal. Quant aux autres – Ogier reconnut le fossoyeur –, ils exhalaient, Briatexte disait vrai, un grand air de truandaille. À l’arrière, un mulet lourdement bâté portait cinq lances ; des bassines et des chaudrons tintaient dans des sacs de toile accrochés jusqu’à la croupière.
— Vous savez, depuis cette nuit, ce que vaut ce guette-chemin, messire. Défiez-vous-en ! J’ai idée qu’il n’attaque jamais de front.
— À la joute, Raymond, il y sera contraint. Pas vrai, Enguerrand ?
Alors que les Bretons parvenaient devant eux, Ogier se tourna vers son voisin pour obtenir son assentiment. La selle d’Artus était vide : Briatexte, accroupi, feignait de raccourcir une étrivière.
— Guesclin vous salue bien. Mais…
— Nous nous connaissons.
Tandis qu’il immobilisait son cheval, la bouche du Breton béa dans une expression maussade. Ogier s’attendit à un cri, un outrage ; il n’en fut rien :
— Ah ! Ah ! c’est vous… Beaux garnements que vous êtes ! Jamais, non jamais vous n’auriez dû délivrer cette traîtresse !
— Traîtresse ? En avez-vous la preuve ?
— Traîtresse. Méfie-toi de l’apprendre à ton détriment !
Et Guesclin se mit
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