Les fleurs d'acier
irons nous exerciser dans ce grand pré, là-bas, à l’écart des curieux et loin de ce Guesclin !
Devant son buiron couvert de feuillages, poings aux hanches, le Breton semblait les défier.
— Messire, sur son écu figure une aigle à deux têtes. Plumez-la !
Ils rirent ; aussitôt Guesclin agita son poing. Une vigueur épaisse et lugubre émanait de cet homme à la face canine.
— Il part… Il s’en va, Thierry, vers la Vienne.
— Il va chier ! Bientôt tous les chemins par là seront semés d’étrons ! Le défierez-vous, messire ?
— Je suis sûr que nous avons la même envie de nous meshaigner [341] . En attendant, il va falloir nous consacrer à nos apprêts et faire courir nos chevaux comme il sied qu’ils courent. Nous devons être les meilleurs !
Ogier s’étonna d’avoir parlé si tristement alors que son cœur battait fort. Il comprit la raison de son trouble : il ne cessait de regarder, au-delà de la cahute des Bretons, la berge où Adelis gisait sous quelques pieds de terre.
Reportant son attention droit devant lui, il aperçut un cavalier passant derrière l’échafaud central au fond duquel des commères accrochaient une tapisserie. Reine ou non, il imagina Isabelle assise là, parmi les épouses et les donzelles des prud’hommes poitevins ; et fronçant les sourcils :
— Thierry, voilà Blainville… Où s’en va-t-il ainsi ?
— Pour le savoir, il faudrait le suivre, et ça pourrait nous porter malheur !
L’écuyer ne pouvait oublier Adelis.
— Vivement que nos lances se croisent ! Je l’enverrai…
Ogier ne put achever car Champartel s’écriait :
— Voyez donc ce que Raymond nous amène !
Le sergent revenait en compagnie d’Hérodiade, décemment vêtue d’une robe vermeille, de Marcaillou portant Apolline emmaillotée, et de Denis, tenant les brides des trois chevaux efflanqués qu’ils avaient vus, la veille, dans le champ voisin de l’Âne d’Or.
— Voilà, messire Ogier : je les ai trouvés non loin du château de l’évêque. Elle…
Le sergent du menton désignait la bateleuse :
— Elle a voulu vous revoir tous les deux : Thierry, pour le regracier [342] d’avoir affronté le Breton, et vous, pour…
D’une poussée, la jongleuse interrompit Raymond :
— Laisse-moi parler, compère !… Toi, Thierry, tu as bien fait de t’en prendre à ce malandrin.
Le terme parut impropre à Ogier. Il avait détesté Kergœt ; sa mort avait tout effacé.
— Raymond m’a dit que c’était ce gars aux grosses mains qui l’avait occis ?… N’en parlons plus… Foi d’Hérodiade, je ne vais pas pleurer ce trépas… Nul ne doit le pleurer, d’ailleurs !
— Qui sait ? dit Thierry.
— Alors, il faut être fou !
— Ou folle, rectifia Ogier.
Après l’avoir prise pour une pucelle aux abois, puis pour une fille en mal d’amour et de chevalier servant, il devait s’avouer qu’Isabelle était inquiétante. Hérodiade lui tendit l’objet qu’elle tenait serré sous son aisselle. Il reconnut son chaperon.
— Hélas ! messire, il est vide. Le tenancier de l’Âne d’Or a conservé son contenu pour payer le brisement de ses meubles.
— Nous sommes ruinés, dit Marcaillou en glissant un baiser sur le front d’Apolline.
— Tant pis ! grogna Denis. Je vous avais dit de ne pas entrer dans cette taverne.
— Et savez-vous, messire ? Il manquait quelqu’un, lorsque nous y sommes retournés. La Jeannette… Elle a dû prendre peur !
Hérodiade riait. Sa robe montait jusqu’à son cou ; des manches longues, aux rebras garnis de dentelle un peu jaunie, mais propre, complétaient cette armure de tiretaine. Des socques de bois et de cuir cordouan protégeaient ses pieds. Peut-être, ainsi, vêtue en manante, se sentait-elle moins à l’aise que dans ses voiles bigarrés.
— La singesse va bien ? demanda Thierry.
— Si on veut, dit Denis. En tout cas, le mire qui l’a soignée me paraît plein de clergie [343] … Benoît Sirvin…
— Nous avons déjà ouï ce nom-là.
— Il a apaisé ses souffrances et l’a recousue. Et voyez : elle n’a plus mal ; elle dort… Tout autre que ce médechin nous aurait envoyés au diable… Pensez donc : soigner une bête… Ah ! messire, vous qui allez jouter, si vous attrapez quelque mauvais coup, allez voir ce saint homme : il saura faire en sorte que la navrure soit sans conséquence…
Hérodiade riait, et son rire était frais,
Weitere Kostenlose Bücher