Les fleurs d'acier
jeune ; Ogier l’interrompit :
— Qu’allez-vous faire, maintenant ?
— Nous passions, je vous l’ai dit. Mon frère et Marcaillou iront chanter çà et là ; moi, je les attendrai sagement… Dès la fin de ces liesses, nous partirons pour Avignon.
Adelis aurait eu plaisir à connaître cette fille. Toujours cette crispation du cœur à l’idée qu’elle n’était plus et qu’elle reposait là - bas, sans cercueil ni prière, avec pour linceul une robe de Gratot.
— J’ai besoin de vous trois.
Hérodiade cilla, Marcaillou demanda :
— Pourquoi, messire, avoir recours à des bateleurs de notre espèce ?
Il semblait doux, accommodant ; Denis, hargneux, s’enquit :
— Que nous faudrait-il faire ?
— Veiller sur nos chevaux et nos harnois avec mon chien et Raymond, contre mangeaille et rétribution.
D’un regard, les bateleurs s’interrogèrent ; ils approuvèrent en même temps.
— Pourquoi pas, dit Denis. Et ma sœur, à quoi la destinez-vous ?
Le ton signifiait : « N’espérez pas l’avoir dans votre couche. » Négligeant ce hutin, Ogier interpella Hérodiade, assise sur une selle et occupée à tapoter l’échine de Saladin.
— Il y a un trépied dans notre pavillon, et des patelles, marmites, écuelles : tout ce qu’il faut pour cuisiner. Vous feriez cela mieux que mon sergent.
La jongleuse entra sous la tente ; Ogier l’entendit manier les ustensiles de fer et d’étain ; quand elle ressortit, elle agitait les robes de Gratot :
— Votre dame, votre concubine, votre sœur ou votre meschine [344] vous a quittés ?
— Hélas ! oui, dit Ogier en se refusant à croiser le regard de la bateleuse.
— Boudious, pour avoir des vêtements pareils, elle était riche !
— Ces robes sont à vous : je vous les donne.
— Holà ! ce sont des vêtements de noble… Cette femme était princesse ?
Le regard d’Ogier accrocha celui de Raymond, pâle, exaspéré par ce ton de gaieté pourtant sans malice. Il fut à peine surpris d’entendre le sergent répliquer :
— Princesse, elle aurait pu l’être… Mais n’en parlons plus, s’il vous plaît.
— Qu’est-elle devenue ?
— N’en parlons plus !
— Ben merde, alors ! s’étonna Hérodiade, tournée vers Ogier. Qui commande céans ? Vous ou ce marmouset ?
Elle lui souriait avec une sorte de tendresse un peu moqueuse ; il vit que ses yeux pouvaient être doux, que sa bouche était belle et qu’à nouveau Denis sourcillait. Tout proche, un chariot passa, bourré de foin jusqu’en haut des ridelles ; deux bœufs le tiraient. Marchant devant, une fourche en main, le fenassier hurla :
— Au fourrage ! Qui veut du bon fourrage ?… Affouragez-vous ! Des cris jaillirent parmi les tentes :
— Moi !
— Approche !
Des palefreniers se précipitèrent :
— Par ici, l’homme !
Il y eut des coups et des insultes.
— Et nous ? demanda Raymond.
— Nous en prendrons un peu pour ce jour d’hui et demain matin. Ensuite, dès l’après-midi, nous devrons avoir de l’avoine. Il va falloir en trouver deux ou trois boisseaux [345] …
— Pourquoi ?
— Parce que en les avoinant la veille et le matin de la joute, Veillantif et Marchegai auront du sang… les veines bien gonflées, et qu’ils seront nerveux, prêts à subir les efforts. Sache-le une fois pour toutes, Thierry : l’herbe endort.
Hérodiade se recueillit un instant, comme pour s’imprégner du bruit et des cris, autour d’elle ; puis, avec cette familiarité que son frère désavouait :
— Bien que n’étant pas maître-queux, je vous ferai à manger.
— Vous aurez de quoi quérir notre nourriture.
Ogier surprit le regard étonné de Thierry, et ce fut son tour d’être mécontent : « Il me fait reproche d’engager ces compagnons alors qu’il se plaignait que nous fussions si peu !… Quant à Raymond… » Le sergent l’observait d’une façon étrange, faite d’inquiétude et de résignation. Sentant qu’ils prenaient la jongleuse pour une incurable pécheresse, et peut-être l’imaginaient dans ses bras, vêtue des seules flammes noires de sa crinière, il rit et précisa :
— Nous sommes dans la pauvreté, mais ne craignez rien : vous toucherez votre dû.
Hérodiade haussa les épaules :
— Ne redoutez-vous pas, vous, messire, qu’en vous encombrant de gens de notre espèce, on ne se mette à vous mésestimer ? Les grands seigneurs ont leurs
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