Les fleurs d'acier
porte toujours à son doigt et fis part de la prochaine trahison du roi à mes compagnons… Tous, malgré mes scrupules à respecter la parole donnée, m’adjurèrent de fuir : à la ruse, il fallait répondre par la ruse… Je remis à mon trésorier de quoi aider mes gens, endossai des habits de pauvre et partis avec quatre des miens vêtus en hurons… Il était temps, car nous croisâmes des compagnies d’archers en haut de la rue de la Harpe… Nous arrivâmes en Bretagne sans avoir souffert du courroux de Philippe… Les autres y revinrent peu à peu.
Le comte ferma les yeux. À l’aide d’une serviette que lui tendait son père, Ogier essuya ce visage emperlé dont la pâleur accusait l’énergie.
— Selon ce que je sais, dit Godefroy d’Argouges, l’arrêt rendu contre vous à Conflans ne faisait pas état du courroux du roi de France… ni de ce qu’il aurait pu appeler forfaitures, mais des raisons alléguées de part et d’autre et de la décision qui venait d’être prise à votre détriment.
— Oui… J’avais pourtant spécifié que Jeanne de Penthièvre était plus éloignée que moi d’un degré du feu duc et que la Bretagne, érigée en duché-pairie par Philippe le Bel, se trouvait soumise à la coutume générale du royaume, selon laquelle les duchés, comtés et baronnies ne pouvaient échoir aux filles tant qu’il y avait des mâles. En outre, et en vertu de la même coutume, la mort saisissant le vif le plus prochain, je devais être réputé successeur de mon frère, d’autant plus qu’il m’avait déclaré son héritier. C’est par ces raisons et par plusieurs autorités tirées du droit divin, naturel, moral, civil… et canonique que je demandais à être reçu du roi à foi et hommage pour le duché de Bretagne.
— Et Charles de Blois ? demanda Ogier.
— Il appuya son droit sur la coutume de Bretagne selon laquelle les filles succédaient aux duchés, pairies, comtés et baronnies… avec maints exemples pris dans les comtés d’Artois, de Champagne et de Toulouse !
— Qu’avez-vous répondu ? demanda Ogier.
— J’ai répondu que la Bretagne était mouvante de la couronne de France et ressortissait en la cour du Parlement de Paris, et que les membres de la couronne devaient suivre à cet égard la coutume la plus reçue en France… Mais je perdais mon temps ! Par arrêt donné à Conflans, le 7 septembre 1341, les pairs admirent la requête de Charles de Blois… Et le duc Jean de Normandie se frotta les mains : il allait me combattre avec les ducs d’Alençon, de Bourgogne, de Lorraine et d’Athènes, le roi de Navarre, le comte de Vendôme et les deux Espagne : Charles et Louis !
Jean de Montfort ferma les yeux et murmura comme s’il voyait, sous ses paupières, les scènes d’un immense malheur.
— Bretagne et Normandie, fit Godefroy d’Argouges. Je crains que notre destin ne soit de perdre nos privilèges et d’être dévorés par la France.
Ogier regarda ces deux hommes éprouvés, l’un dans sa chair, l’autre dans sa bachelerie [170] et son honneur : un même amour du terroir natal les accointait. Il était le témoin d’une sorte de réconciliation qu’aucune discorde n’avait précédée.
— Alors, dit-il, ce fut la guerre.
— Oui… Nous étions peu. Charles avait pour lui quatre mille lances [171] réunies à Angers sous le commandement du duc Jean au début du mois d’août de cette même année, ce qui prouve que le roi Philippe était mon ennemi et que, duc de Bretagne ou non, il voulait nous anéantir, les miens et moi !
Voyant Montfort pâlir, Ogier s’inquiéta :
— Voulez-vous vous reposer, messire ?… Voulez-vous boire ?
— Rien, mon gars… Je n’en ai d’ailleurs plus pour longtemps !… Ils vinrent devant Nantes. Du haut des murailles, je vis le Charlot, Jean de Normandie, Blainville… Je vis aussi capturer l’ambassade que je leur avais envoyée : trente chevaliers qui furent incontinent décapités, certains par Charles : les plus jeunes, m’a-t-on dit, ceux auxquels, en vain, il avait fait les yeux doux…
— Il est vrai, approuva Godefroy d’Argouges, que Charles a ces mœurs-là.
— … leurs têtes furent jetées par-dessus nos courtines par les perrières dont nous étions entourés. Menace fut faite, par Charles, que tous les manants, femmes et enfants compris, subiraient le même sort en cas de résistance… Hervé de Léon voulut capituler. Nous nous sommes
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