Les fontaines de sang
Saint-Pol seront certainement achevées avant notre retour. J’ai vu leur pavement en pierre de liais, leurs lambris en bois d’Irlande, leur porte de fer treillissé… Une eau bien chaude et puis, on s’étend sur un matelas de coton… ou sur des flassardes 275 de Chypre… On se fait asperger d’essences d’Arabie en buvant de l’hypocras… Je me suis laissé dire que des nonnes allaient aux étuves publiques… Passez-moi, messires, le fond de bain 276 que j’ai posé sur l’herbe… Vous voyez, je me suis précautionné !
Tristan lança la serviette au comte qui, rêveur, continua :
– Une cuve de pierre contenait l’eau de mon baptême… Je n’envie pas, Louis de Maie qui, lui, m’a-t-on dit, se baigne dans une cuve d’argent et d’or 277 . Et vous ?
– J’aime l’eau des ruisseaux, dit Tristan. Elle court et se renouvelle.
– À Vincennes, dit Ogier d’Argouges, j’allais me plonger dans la Marne.
– Bah ! fit Bourbon en remettant ses braies. Vous allez avoir de quoi vous tremper. Quand les neiges que j’ai vues se mettront à fondre, l’eau coulera comme pour un nouveau déluge.
Le comte de la Marche s’éloigna torse nu, afin qu’on dit qu’il était solide et ne craignait pas la froidure. Les voix des hommes s’enflaient. Bientôt, tous se mirent à hurler, à chanter comme pour repousser, au moyen du coutumier vacarme, les faiseurs d’embûches la malédiction des ténèbres étoilées. Des feux s’allu mèrent. L’odeur des viandes rôties submergea celle des hommes et des chevaux.
On repartit le lendemain, dès l’aube. Une colonne -la plus honnête » – suivit le comte de Dénia, d’autres passèrent de part et d’autre du flot humain, sur les montagnettes dont les sentiers de chèvres montaient en lacets très roides vers des sommets chevelus : les chênes y avaient conservé leurs parures et les lances des pins leurs reflets de sinople. Une forteresse apparut, lointaine, dont les ruines semblèrent à Tristan farouches, immenses, surhumaines – comme les seigneurs qui l’entouraient n’avaient plus ni le temps ni les moyens d’en bâtir. Il ne put s’empêcher de penser à celles que les Francs avaient érigées en Terre Sainte et dont les Mahomets avaient hérité. Sans doute se mouraient-elles, elles aussi ; sans doute, comme ce castillo, là-bas, tellement haut qu’il semblait une création du ciel, avaient-elles accueilli dans leurs sombres donjons, des figuiers et des térébinthes, des ronces et des chardons.
On avançait toujours au pas lent des chevaux. L’air s’était refroidi, desséché, acéré. Très loin, entre les merlons ébréchés des montagnes, un sommet coiffé de blanc se dressait, inattendu, comme un guetteur imprudent. L’hiver, dans ces pays de roches et de prairies, semblait doux en plaine et rigoureux sur les pics. Des ruisselets bruissaient. Parfois, des hommes s’arrêtaient pour y boire et abreuver leur cheval.
Puis ce fut une contrée en loques : un peu de verdure, beaucoup de terre, de roches et un village aux huis et contrevents clos. Quelques enfants hardis coururent après les coursiers des seigneurs et, les ayant rejoints, invitèrent les ricos hombres à boire du vino tinto à la venta toute proche, mais le comte de Dénia refusa et les invita fermement à rentrer chez eux.
Il suffisait de se laisser conduire, de s’arrêter quand on s’arrêtait, de manger, boire et dormir quand les autres mangeaient, buvaient, dormaient. Certains se plaigni rent du froid, d’autres de la chiche nourriture. Parfois l’on cheminait dans un défilé de pierres, parfois tout s’aplatissait comme par miracle sous un ciel toujours bleu. À senestre, on devinait la mer ; à dextre des montagnes et leurs flancs ruisselants d’eaux glacées. Devant on ne savait ce qu’on allait trouver : des plaines riches ou désolées ? Des cités populeuses, animées ou endeuillées ? Tout cela paraissait confus et tourmenté comme un mauvais présage. Plusieurs fois Guesclin s’inquiéta : Pierre IV avait-il des coffres bien pleins pour solder toutes ses ouailles ? Le comte de Dénia ne lui répondit pas. Un bruit, alors, circula : Pierre IV était ruiné. On allait devoir se payer sur la populace. On en apprit davantage sur le comte de Dénia : il était le chef des auxiliaires aragonais que don Henri, pendant son exil, avait nommé son frère d’armes. Il était ou allait être marquis de Villena. Ses proches
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