Les fontaines de sang
l’honneur ne pouvaient équilibrer la volupté du mal et la cruauté des ennemis d’un pays qui, malgré la multiplicité de ses navrures, se donnait, par le truchement des prud’hommes chargés de sa défense, de la hautaineté jusque dans les pires faillites. Une France de perdants plus qu’un royaume perdu. Mais se plaindre et récriminer ne servirait à rien. Bientôt, une sorte de spectre vivant allait se saisir d’un sceptre.
– Croyez-vous, Archiac, que gouvernés par un tel roi nous bouterons les Anglais dans la mer ?
– C’est certains de nos maréchaux qu’il y faudrait jeter.
Tristan acquiesça et cilla des paupières : la brume des encens et des fumées des cierges lui picotait les yeux. L’immobilité commençait à nouer ses muscles. Plus encore que pendant la nuit, il ressentait combien la bataille du jeudi précédent l’avait éprouvé corps et âme. Certes, il n’y avait subi aucun dommage, mais le seul fait de se protéger ardemment des estocades et des taillants, avait amoindri sa vigueur et sa lucidité.
– Pourquoi, Fouquant, n’étiez-vous pas à Cocherel ?
– J’étais auprès du roi ou plutôt dans son ombre… Voyez tous ces prélats ! Ils ont la vie belle !
Tristan trouva aux mitrés comme à leurs assesseurs des regards sournois ou éteints, des faces blettes, des corps flasques sous leurs dalmatiques étincelantes. Ils entouraient Charles. Il semblait que l’assistance tout entière contraignait ses poumons afin que le pâle impétrant eût assez d’air à l’entour de sa personne. « Es blanc couma la camisa d’un mérlé 33 . » Lui, Castelreng, respirait aisément. C’était bien la cérémonie qu’il avait imaginée à son réveil : l’éblouissement des joyaux sous les feux du luminaire, les saints mystères et le recueillement d’une grand-messe, Dieu et son Fils occultés par ce souverain soudain déforci d’émoi et de hautaineté sous l’afflux des richesses qui composaient ses attributs et ses habits. Bien qu’il se fût assis, Charles ployait l’échine. Monseigneur de Craon parlait d’abondance. Ses accents étaient ceux d’un prophète. Si la musique enchanteresse de son verbe, douce aux oreilles du couple royal et de leurs proches, ne pouvait atteindre celles des lointains spectateurs, ceux-ci pouvaient assister aux efforts d’un mitré puisant aux profondeurs de son ample poitrine – et peut-être de son cœur – les mots susceptibles d’atteindre Celui qui, invisible, présidait à la cérémonie tandis qu’un rayon rouge échappé d’un vitrail touchait l’épaule du prince destiné à incarner la France et s’y épanchait comme le flux d’une blessure.
– Les clercs, Archiac ! chuchota Tristan. Ces deux, là, qui courbent la tête…
– Eh bien, quoi ?
– Ils s’en vont… comme s’ils craignaient que je les aie reconnus.
– Voire !… Je conçois qu’ils en aient assez. Moi, je m’ennuie. Pas vous ?
La cuculle d’un presbytérien glissa davantage, découvrant, du front au menton, les contours de son visage. Tristan, cette fois, ne douta plus.
– Naudon !
Naudon de Bagerant, un des pires routiers qu’il eût connus sur les pentes de Brignais. Le forfante dont il avait été l’otage !… À Reims. Pourquoi sinon pour essayer d’occire le roi. « L’atteindre ! » Rien ne comptait plus que cette présence. Les sonores échos du sermon de l’évêque devenaient l’expression d’une fureur à peine contenue. « Il me faut l’appréhender ! » Le capuce de bure s’inclinait davantage à mesure que le malandrin se frayait un passage parmi des assistants indignés.
– Où allez-vous ? s’étonna Fouquant d’Archiac.
Tristan ne répondit point. Jouant lui aussi des coudes, il suivit les moines aussi promptement qu’il le pouvait tout en se félicitant d’avoir ceint sa Floberge en prévision d’une échauffourée perpétrée par les ennemis du royaume ou ceux, moins nombreux, du nouveau couronné.
« Naudon !… Il ne peut-être à Reims que pour un mauvais coup… Inspiré par qui ? Charles de Navarre ?… D’autres ? C’est folie de vouloir occire le roi ce jour d’hui : il est inaccessible ! »
Il parvint à sortir, atteignit le parvis. Le public attendait, contenu par une centaine de guisarmiers et de vougiers devant lesquels passaient quatre capitaines à cheval. Les bannières, pennons et gonfanons des seigneurs présents au sacre et des guildes
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