Les fontaines de sang
rémoises ventilaient aux souffles d’une brise agréable.
« Où sont-ils ? »
Les suspects s’étaient évanouis dans la foule.
Il se sentit pitoyable. Une pitié aggravée par une terrible évidence : il dilapidait son temps. Il n’était rien dans cette fête et le roi n’avait aucunement besoin de sa présence. « Luciane, si ! » La débandade des Navarrais à Cocherel pouvait inciter ses geôliers à des vengeances cruelles.
Il s’approcha d’un archer dont le visage rougeaud ruisselait sous le chapel de fer :
– N’as-tu pas vu passer deux moines ?
– Maintenant ?
– Oui : maintenant.
Les sourcils poisseux de sueur se soulevèrent et le regard flamba, malicieux :
– Pas maintenant… Il est vrai que j’en ai vu passer tellement !… Et quand ce sacre sera fini, quand Notre-Dame se videra, j’en verrai passer autant… moins deux, à ce que vous me dites.
Fallait-il se résigner ? Rien ne pouvait ce jour préjudicier au roi. Rien ne le pouvait inquiéter sauf, sur sa nuque et son front, la lourdeur peut-être inattendue d’une couronne.
« Ces malandrins ont renoncé, mais d’autres, ou ceux de la même herpaille 34 peuvent infester les for-bourgs de Reims… Méfiance !… Ne pas tomber dans leurs griffes ni dans celles de Bagerant… Je pars. J’en ai suffisamment fait pour le roi. Si j’étais mort à Cocherel, il m’aurait déjà oublié… Je me dois promptement à Luciane et à Guillemette… Pauvre Guillemette dont j’ai vu le mari étendu dans son sang… »
L’hôtel du Bœuf noir était à moins de cent toises. Sitôt qu’il fut en vue de l’enseigne rouillée à laquelle il manquait une corne, Tristan se mit à courir.
III
Huit jours de chevauchée : Château-Thierry, Meaux, Saint-Denis, Mantes, Pacy – pour y récupérer Malaquin – Évreux, Argentan, sans la moindre mésavenance ; puis Athis – enfin ! – proche de La Pommeraye.
Satisfait du dernier cheval de relais qui l’avait conduit à Reims, Tristan l’avait conservé. C’était un compagnon exemplaire, un ferran (452) à la tête maigre, aux oreilles petites, aux narines larges et amples, au cou cambré. Une armure eût pu reposer sur sa croupe ou son dos qu’il n’en eût point senti le faix. En chemin, et puisqu’il ne rechignait pas au galop, il avait été baptisé Coursan. Désormais, pressentant la fin d’un reze (453) épuisant, le coursier dessellé allait au pas, auprès de Malaquin, tout heureux d’avoir retrouvé son maître et d’en supporter le fardeau.
Les deux roncins dodelinaient du corps et secouaient leur encolure aux crins dépenaillés afin d’éloigner de leurs yeux les mouches de moins en moins nombreuses à mesure que la nuit tombait.
La tête, les jambes et les reins lourds, Tristan s’efforçait de dominer sa lassitude. Mangeant et dormant peu dans des auberges douteuses, contournant des cités et villages suspects, il avait souffert de la chaleur, de la faim, et s’était abreuvé en même temps que Coursan aux ruisseaux que le destin mettait sur leur passage. Tandis que le cheval broutait une herbe fraîche, il s’était nourri, parfois, de quelques poignées de cresson. Maintenant, dans l’attente de découvrir le château Ganne enfoui dans un nid d’arbres charbonnés par la vesprée, une peur l’étreignait, sans remède :
« Et s’ils ne m’ont pas attendu ? S’ils ont tenté de les délivrer à eux seuls ? »
Bien qu’il ne se fût jamais considéré comme un preux hardi et infaillible, il eût été marri et furieux d’avoir été évincé d’une action dans laquelle il se sentait impliqué davantage qu’Ogier d’Argouges : c’était à Luciane qu’il devait de vivre encore. Il se pencha et murmura entre les oreilles de Malaquin :
– Ne faiblis pas. Bientôt je te soulagerai de ma charge. Ton voisin qui nous compagne sans longe deviendra un de mes chevaux de rechange. Il démériterait d’être un sommier… Le temps nous dure… Je ne vois toujours rien que des arbres feuillus.
Jamais il n’avait chevauché seul si longtemps. Outre l’incertitude de son itinéraire – il avait demandé maintes fois son chemin -, il n’avait cessé de craindre pour sa vie, particulièrement à l’orée des forêts dont il ne pouvait soupçonner l’étendue. Souvent, l’œil douloureux à force de scruter les haies et les bosquets feuillus, il avait regretté l’absence de Paindorge, de Tiercelet et de
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