Les fontaines de sang
différente, évaluaient à haute voix la valeur des merveilles qui ne se mangeaient point.
Nanti d’une verge d’or à peine moins imposante qu’un sceptre, un gros mayordomo désigna aux nou veaux venus deux sièges contigus. Argouges l’en remercia de la main.
– Eh bien, mon gendre, ça ne commence pas trop mal.
Ils dîneraient donc côte à côte entre deux dames qu’ils saluèrent avant de s’asseoir auprès d’elles. Sans dissimuler ni le tiers de leurs seins ni l’émoi et la curiosité que ces Francés leur inspiraient, elles sourirent.
Un moment, s’étant concertés du regard, les deux hommes se demandèrent s’ils pouvaient examiner attentivement leurs voisines ou s’ils devaient laisser leurs regards errer sur les gens et les choses tandis que la salle bourdonnait des conversations que les Aragonais menaient à voix très haute, comme par crainte qu’on ne les entendît.
– Le roi est absent, dit Ogier d’Argouges. Sans doute nous prépare-t-il une entrée moult somptueuse… Nos compères, eux, sont tous présents, et certains, déjà, rongent le petit pain qu’on a déposé dans notre écuelle.
– Guesclin vient de saisir un pichet et se sert… Voyez-le, beau-père ! Il sera placé à la dextre du roi… qui aura à sa senestre cet homme brun…
– Ramon Berenguer, précisa la jouvencelle que Tristan avait à sa gauche. Il est l’oncle de notre suzerain (543) . Il est ébaubi que ce rustique se serve avant l’apparition du roi… Cet homme qui contrevient sans vergogne aux usages, est-ce celui dont on parle en si bons termes dans votre royaume ?
– C’est lui, damoiselle.
– Guesclin ? Claquin ? Coquin ?… Je l’imaginais différent.
Ogier d’Argouges invita sa voisine à fournir son opinion elle aussi.
– Ne vous gênez point, dame… J’ai vu à vos sourcils froncés que vous le trouviez déplaisant.
– C’est bien le moins qu’on puisse dire ! Il a une tête de crapaud et des façons de palefrenier… encore que je ne lui confierais point mes chevaux !
Grandes dames l’une et l’autre ? Sans doute. Tristan ne se soucia ni de leurs noms ni de leurs origines. Sa voisine n’avait pas vingt ans. Sa chevelure sombre, ordonnée en templières, était protégée par un simple volet blanc, d’un travail aranéeux, dont la pointe descendait sur son front plat, lisse et pâle. La blancheur de son teint faisait valoir l’éclat de ses yeux rêveurs, sous des sourcils assez touffus – le contraire des Anglaises qui, selon Ogier d’Argouges, les épilaient entièrement. La bouche assez grande, carminée, avec sa lèvre inférieure avancée, révélait une sensualité en éveil, et le menton un peu court, mais joliment arrondi, la faiblesse ou l’esprit de consentement. Elle souriait, heureuse d’être là, dans une robe de brocart pimpelorée, rouge vif, garnie à l’encolure et à l’extrémité des manches d’une bisette tout aussi légère et subtile que sa coiffure.
– Le roi ne va pas tarder, dit la dame assise auprès d’Ogier d’Argouges. Il me semble ouïr un bruit de sabots dans la cour.
Elle était plus âgée que l’autre. Quarante ans. Il se pouvait qu’elle fût sa mère. Visage austère sinon hardi, elle était blonde et splendidement parée. Un touret de nachiz auréolait sa tête 284 . Les pommettes et la bouche, rosies aux fards, s’empourpraient insidieusement dans l’émoi d’être admirée, et la chaleur qui peu à peu envahissait la grand-salle lui faisait des oreilles de la même couleur que sa robe de satanin dont les manches à taillades laissaient entrevoir une chair de perle et de rose. Sous ce vêtement, le sein se bombait, comme rebelle à la contrainte d’une haute ceinture de velours noir clouté d’or. Elle avait des mains nues, longues et soyeuses ; elle respirait la jeunesse, la vie, la richesse, et sa simplicité fastueuse, son sourire, les clignements de ses paupières aux longs cils faisaient qu’elle attirait la plupart des regards des hommes attablés en face, tous de France, chez lesquels l’absence d’une épouse ou d’une dame plus ou moins chérie commençait à tourmenter les entrailles.
– Je m’appelle Carmen, dit-elle.
– Et moi Inès, dit la plus jeune, un peu penchée, suffisamment pour que sa poitrine trouvât sur la longière 285 un reposoir digne d’elle.
Tristan, d’un regard qu’il voulait innocent, lui exprima son admiration. Rougissante, elle abaissa ses
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