Les fontaines de sang
en avait aussi. Le lui dire pouvait être soit un compliment, soit une effronterie. Il s’abstint de tout commentaire. D’ailleurs, les danseuses s’éloignaient l’une après l’autre derrière les musiciennes.
Il battit des mains moins vigoureusement que sa voisine et se demanda quand l’énorme festin cesserait définitivement. Il entrevit Paindorge parmi les écuyers. Il conservait, auprès de ces hommes dont l’ivresse devenait apparente, un air digne, supérieur. En bas, dans la cour, les frères Lebaudy et Lemosquet devaient ouïr les rumeurs de cette fête des ventres. Avaient-ils, eux, suffisamment à manger ? Avaient-ils obtenu du fourrage pour les chevaux ? Veillaient-ils soigneusement sur eux ?
Le troisième service reprit. Six hommes tenant un plateau sur l’épaule, présentèrent un cerf aux bois d’or qu’ils allèrent déposer à proximité du roi d’Aragon. Le découpage commença. Les servantes sémillèrent. Dans un va-et-vient cérémonial, elles servirent le roi, puis Guesclin avant l’infant Ramôn Berenguer. Profitant de cette pause marquée par le service des meschines (547) , Paindorge se leva pour confier à l’oreille de Tristan :
– Comme le Breton parle sans retenue, on vient d’apprendre qu’il négocie encore !… Il a trouvé que les cent mille florins promis aux Compagnies, c’était trop peu. Il a demandé vingt mille florins de plus…
– Cela ne peut me surprendre. Il agit avec ce roi comme il l’a fait avec le Pape (548) . Que voudrais-tu attendre de mieux d’un routier de cette espèce ?
– De la dignité… Une pincée de dignité, messire. Il représente la France, le roi de France…
– Ne sais-tu pas que la France est parfois pire en mauvaiseté que les pays qui l’avoisinent ?… Allons, regagne ta place. Ouvre tes yeux et tes oreilles et garde-toi de toute imprudence.
Paindorge s’empressa d’obéir. Après dame Carmen et damoiselle Inès, Tristan reçut dans son écuelle une part de cerf et une louchée de lentilles. Pour ne pas se souiller de sauce, il fallut appuyer sur la viande avec un bout de pain, trancher, rappuyer. Certains seigneurs de France et d’Aragon mangeaient avec leurs doigts qu’ils suçaient pour ne rien perdre plutôt que de les dégraisser à la longière. Ogier d’Argouges repoussa son écuelle.
– Je n’en peux mais, dit-il alors qu’un sommelier lui versait à boire dans son gobelet d’argent au suage d’or.
Tristan renonça, lui aussi, à avaler une bouchée de plus. Devant, Bourbon évoqua un repas où il avait vu danser des femmes nues, épilées comme des marbres. Il avait alors près de lui le sire d’Albret, Arnaud Amanieu, qu’il considérait comme un traître. Vassal du roi d’Angleterre, son aversion pour les rois d’Aragon et de Navarre en faisait un allié de la Castille 296 .
– Bah ! fit le sire de Beaujeu, si Albret est pris avec Pèdre, nous ferons d’une pierre deux coups.
Audrehem qui toujours engloutissait – il devait dévorer ainsi quand il n’avait à supporter aucuns frais -, prétendit qu’il était prêt à participer à toutes les batailles parce que aucune n’atteindrait la hideur de celle de Poitiers-Maupertuis. La seule infortune qu’il redoutait, c’était qu’il tombât au pouvoir du prince de Galles auquel il n’avait point remis le montant de sa rançon.
– Pourquoi ? demanda le comte de Dénia. Je veux dire : pourquoi ne l’avez-vous point acquittée ?
– Parce que le roi et son fils, notre actuel suzerain, n’ont point voulu donner un écu pour me délivrer alors qu’ils ont versé des sacs d’or pour l’Archiprêtre dont je suis maintenant certain qu’il ne nous rejoindra point.
Si le roi, après cette boucherie, ne s’était pas soucié de la rançon d’Audrehem, songea Tristan, c’était parce qu’il était en partie responsable de la défaite. Juste avant, l’engagement, il s’était pris de querelle avec le maréchal, de Clermont, accusant celui-ci d’être un couard alors que ce preux, mort dans une mêlée, eût pu lui fournir des leçons de vaillance. Présentement, le vin confortait le maréchal dans une jactance d’autant plus épaisse que c’était un vin excellent, rose et velouté comme une joue de pucelle.
– Ah ! bah, fit-il, les Goddons sont trop riches. C’est la raison de mon abstention. Et je soutiens que nous eussions pu gagner cette bataille.
« Comment ? Pourquoi ? se retint de demander
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