Les fontaines de sang

Tristan. Il eût pu même ajouter : « Je vous ai vu fuir… en vain. »
    Calveley s’était dressé, immense. Non pas indigné mais réjoui, l’œil en feu, la chevelure, elle aussi en bataille, une bataille qu’aucun peigne, apparemment, n’eût pu apaiser – à moins qu’il ne se fût savonné. Sa voisine de dextre, brune, potelée, les mains jointes dans un mouvement de prière ou de ferveur, le regardait admirativement comme s’il s’agissait de l’incarnation du colosse de Rhodes.
    – C’est Constance, dit Inès tout à coup si proche que sa tresse toucha l’épaule de Tristan et y demeura. Une des donzelles de la reine d’Aragon, fille de Boniface, un baron de Sicile (549) .
    Calveley s’était penché vers Audrehem. Il eût pu l’assommer d’un revers de main sans avoir à quitter sa place.
    – Non, vous n’eussiez pas pu gagner, Arnoul. Et je puis affirmer que si le prince de Galles te tient en son pouvoir, ton cou deviendra trop court pour supporter le pentacol d’or que tu touches sous ta barbe !
    Audrehem leva sa coupe et sourit, moqueur :
    – Tu dis des sornes. Jamais il ne m’aura une seconde fois.
    Paindorge qui venait de se déplacer pour savoir si « tout allait bien » se pencha à l’oreille de Tristan :
    – Ce gros Arnoul n’est qu’un fesse-pinte. Je me mets à admirer Calveley. Il est grand de propos et immense de taille. Parfois, je me dis que son père devait avoir trois ou quatre couillons et un dard aussi gros qu’une bombarde… S’il est marié, je ne sais si je dois plaindre son épouse ou la croire bien chanceuse.
    *
    Les vapeurs des mets s’épaissirent. On alluma les couronnes de lumière et Pierre IV fit apporter des candélabres. La dernière étincelle lumineuse coïncida avec l’apparition de trois archers en cotte d’armes aux couleurs de l’Aragon. Leur ceinture était privée de sa bélière. Chacun portait dans son dos un carquois dans lequel remuaient trois flèches aux empennes et aux bois peints de couleurs différentes : blanc pour un homme, rouge pour le second, safran pour le troisième.
    Deux aides vinrent placer le bersail 297 au bout de la salle, à proximité du roi qui n’en était séparé que d’une demi-toise. C’était, posée sur un support de fer, une planche épaisse, circulaire, d’un diamètre de deux pieds 298 dont le centre n’était guère différent d’un sceau qu’on eût passé au noir. Cette mouche s’évasait en cercles concentriques distants l’un de l’autre d’un pouce.
    –  Messire, dit le roi, voici trois de mes archers. Je ne prétendrai pas, sir Calveley, qu’ils sont meilleurs que les Gallois. Je vous les donne à juger.
    Il avait usé d’une prétérition. Elle réjouit Guesclin sans toutefois qu’il partît d’un de ces rires qui, de loin en loin, avaient fait frissonner la suave Inès. On cessa de boire et de manger et les hommes, les dames, les prélats que pouvait effrayer dans leur dos le frissement des sagettes s’empressèrent de contourner la table pour se ranger le long du mur contre lequel gisaient les épées, les arcs et une arbalète. Tristan observa son beau-père. Pour la première fois depuis des semaines, Ogier d’Argouges semblait intéressé.
    – Les arcs, dit-il, sont moins hauts que les long bows anglais. Ah ! Je m’aperçois que chaque archer porte un brassard de la couleur de ses sagettes…
    – Ils sont jeunes.
    – Vingt ans… Fiers et solides. Je vois, là-bas, que Shirton semble sur des charbons ardents… Le bersail est à douze toises. Un jeu d’enfant.
    – Croyez-vous ? dit Tristan qui s’aperçut qu’Inès avait posé sa main à plat sur sa cuisse.
    – Calveley s’est levé comme nous. Il se penche pour dire je ne sais quoi à Shirton… Je ne serais pas ébahi s’il demandait permission qu’on accueille son homme lige à ce déduit 299 d’archerie. Shirton le sert depuis presque vingt ans. Hugh sait ce qu’il vaut. Je connais également sa valeur et devine que ses bras et son œil n’ont point faibli… Attendons. Mais regardons berser 300 les archers d’Aragon.
    Le premier égratigna la mouche avec sa première sagette. Les deux autres se plantèrent tout près, dans le premier cercle.
    – Il est aussi rouge que ses empennes, dit Tristan. Je ne saurais le blâmer : dans une bataille, son homme serait mort.
    Le second archer portait le brassard bleu. Sa première sagette entra plus profondément dans la mouche, sans