Les fontaines de sang
pas vélocement l’avantage.
– Certes… Continue, Tiercelet, de me décrire cette demeure.
– Aucun donjon, mais la tour qui en remplit l’office doit avoir douze toises sur quatre… Il faut franchir trois larges et hauts portails pour être… comment dire ?
– À pied d’œuvre… Le nom du chevalier qui vit en cette enceinte ?
– Personne… Ces murailles sont abandonnées depuis longtemps. Les Navarrais les ont adoptées.
– Où logez-vous ?
– Dans une des maisons de La Pommeraye. Nous y avons mis tous les chevaux. Nul ne peut, de Ganne, soupçonner notre présence.
– Ne craignez-vous pas qu’un loudier 43 vous trahisse ?
– Aucun d’eux ne se sent lié aux Navarrais.
Comme toujours, Tiercelet répondait à tout sans ambages.
– S’ils nous voient venir par le Ponant, ces malandrins se méfieront.
– Il convient d’arriver par le Levant comme si nous étions les derniers Navarrais de Cocherel.
– Oui… Faire un détour par Pierrefitte-en-Cinglais. J’en viens.
– J’y avais pensé.
Tiercelet se détourna et vit que les chevaux suivaient sans trop de peine. Tristan sentit son inquiétude redoubler :
– Comment est Argouges ?
– Il trépigne… Faut le comprendre.
– Est-il toujours furibond contre moi ?
– Non. Je lui ai tout énarré : Brignais, Oriabel défunte, l’affaire de Lyon et cette carogne de Mathilde qui t’a sauvé du bûcher pour t’emmurer à Montaigny. Paindorge m’a secondé pour dire comment tu t’es évadé de cette geôle. À ta place, je me tairais sur tout ce qui n’est plus… Si vous ne savez pas enterrer le passé, il empunaisera vos jours et vos nuits.
– Certes. Cependant tu le sais : je dois venger Oriabel… Dès que je le pourrai, j’irai à Castelreng… Sais-tu qui j’ai vu à Reims ?
– Comment veux-tu que je le sache ?
– Naudon de Bagerant.
– Ce fredain 44 !… Qu’était-il venu faire au sacre ? Occire le roi pour le compte de Charles de Navarre ?
– C’est ce que j’ai pensé… Quand j’ai voulu le rejoindre, il avait guerpi avec son compagnon.
– Cela vaut mieux. Seul contre deux Tard-Venus, tu pouvais y laisser ta vie… Mais t’a-t-il reconnu ?
– Je ne saurais l’affirmer. C’est un loup, un scorpion : il m’effraie toujours.
Une ruelle apparut entre deux maisons basses.
– C’est là, dit simplement Tiercelet.
*
Ils étaient tous assis autour d’un maigre feu. Au-dessus tournillait un porcelet ou un marcassin que Matthieu présentait aux flammes. Il immobilisa sa broche improvisée – une épée posée sur deux hautes pierres -et se dressa en prenant appui sur l’épaule de Paindorge. Son avant-bras senestre était grossièrement bandé : il avait pris un coup lors d’une échauffourée.
– Messire !
Thierry Champartel se leva, puis Paindorge et enfin Ogier d’Argouges.
– Soyez le bienvenu, dit-il, la main tendue.
Tristan perçut un léger frémissement dans les doigts repliés sur les siens. « Que craint-il ? De se déprécier en m’accueillant ainsi ? Tremble-t-il pour sa fille maintenant que sa délivrance est imminente ? Jamais il n’aurait pu, tout seul, la libérer. Ni même avec Thierry. C’est pourquoi il s’est résigné à m’attendre. » Il fallait paroler sans hésitation :
– Tiercelet, messire, m’a dit que vous saviez tout. Je ne reviendrai pas sur notre tençon 45 . Nous avons eu, vous et moi, suffisamment de déconvenues dans notre vie pour accomplir l’effort de les oublier. Que nous nous soyons engrignés 46 l’un l’autre est un incident que je regrette maintenant , mais dont je fus satisfait sur le coup. Je me devais de vous en informer avant que de jeter ma rancune aux orties.
– Je vous en sais bon gré. J’ai pour ma part, ami, tout oublié.
La dextre du seigneur de Gratot se relâcha. Tristan serra les mains de Thierry et Paindorge et tapota l’épaule de Matthieu.
– Content de vous voir tous !
« Voilà », songea-t-il, « une montagne de mauvaise humeur aplanie. En d’autres lieux sans doute, et si la vie de Luciane n’était pas menacée, Argouges se serait montré inflexible. C’est une étrangeté qu’il ait confiance en moi. »
Paindorge prit Coursan par la bride et le conduisit vers ce qui semblait être une écurie. Il réapparut et emmena Malaquin.
– Vous arrivez à point pour manger, dit Matthieu, tout sourire. Vous devez avoir grand-faim.
– Oui…
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