Les fontaines de sang
massacres. Tous contents. L’on savait qu’ils enfreindraient les mandements des gens honnêtes. Et on attendait – mais pour quand ? – la venue de l’homme providentiel : Olivier de Mauny, le meilleur des cousins 317 , l’ombre de Bertrand. Et de proclamer à avance qu’à l’issue de la première victoire sur les Castillans, « pour colorer et embellir notre fait », on enverrait des messages à Pèdre-le-Juif.
Février fut clément lors des deux dernières semaines, l’herbe recolora le fond des plaines grises ; une herbe s i frêle encore que sa pâleur faisait douter qu’elle vécût longtemps. Sur les pentes, des vents âpres ou veloutés poussetèrent le givre des chênes et des sapins. Alors, sous le ciel enfin bleu, la vastité de l’Espagne apparut aux yeux des milliers de malandrins qui piétaient ou trottaient dans les rochers, la terre ou la boue des chemins. Des montagnes colossales, des étendues sans fin où émergeaient çà et là les pointes des clochers et la dentelure des murailles d’une cité tantôt grise, tantôt rose, un rose de chair abandonnée aux clartés soyeuses un printemps précoce. Ces cités, les routiers des compagnies dites blanches, n’en eussent fait qu’une bouchée. Tandis qu’ils s’en approchaient de quelques centaines de toises, ils les imaginaient enchantées, pleines de trésors prodigieux, de femmes délicieuses et de vins délectables. Elles grandissaient, prenaient de l’épaisseur et de la hauteur. On entendait soudain la clameur du tocsin. La voix hurlante des capitaines sus pendait tous les émois – autant que ces guerriers en marche fussent aptes à en éprouver :
– Point d’écart !… Point d’égarement !… Quiconque faillira aux mandements sera branché ou décollé .
La cité disparaissait, noyée dans des bosquets aux rameaux nus encore. On doutait de l’avoir entrevu. Devant, à l’infini, s’en érigeait une autre. Il allait bien falloir qu’on en trouvât une dont la prise serait autorisée. Alors, on l’envahirait à cœur joie.
Les ruisseaux dégorgeaient une eau claire, frémissante, dont le chant, lors des haltes, revigorait les esprits les plus chagrins. Les chevaux l’appréciaient autant que les quelques hommes qui, le soir, y pénétraient en hâte nus, frileux et rieurs. Très loin on entendait les rires des ribaudes et les roulements de leurs taroles.
Tristan devinait ce pays trop immense pour être asservi par la truandaille. Les gorges de Galamus, en Langue d’Oc, dont il avait loué la beauté sévère à son beau-père, à Paindorge et aux soudoyers, lui semblaient rétrécies dans toutes leurs dimensions – hauteur, épaisseur, longueur -, comparées à celles où l’armée, parfois s’était engagée avant de rebrousser chemin. Il avait failli longer de hautes falaises dont la teinte claire lui avait fait songer à celles qu’on pouvait voir, passé Limoux du pont d’Alet ou du clocher de son immense cathédrale. Il y avait aussi des sommets gris et déchiquetés analogues à ceux en haut des quels les murs de Peyrepertuse se confondaient avec le roc. La Normandie lui apparaissait désormais comme un duché infiniment plat Luciane lui manquait. Castelreng lui manquait. Il se sentait en perdition.
– J’aimerais bien, dit-il un soir, qu’on en finisse.
Or, tout commença.
Guesclin réapparut. Après que, le 4 février, il se fut rendu à Tarragone pour demander à Pierre IV « de quoi faire la guerre », il était parti, deux jours plus tard, pour Saragosse. Il en revenait heureux, décidé à emmener tou tes les Compagnies à sa suite. On le suivit donc à Saragoza. On s’y assembla, le vendredi 13, hors de la cité dont nuls autres guerriers que les capitaines, « et pas n’importe lesquels » précisa le Breton, ne pourraient franchir les postils (555) .
Ni Tristan ni son beau-père ne furent tentés d’entrer dans cette ville bien bataillie 318 . Le gros Audrehem leur apprit que des discussions étaient engagées sur la façon l’entamer les hostilités.
On attendit, dans une oisiveté accablante, pour apprendre, le lundi 16, que le roi d’Aragon avait donné lui-même à Calveley mandement d’entrer en Castille avec mission de passer par Borja eu égard au péril qu’allaient représenter les Compagnies pour son royaume. Il ne fallait en aucun cas qu’elles s’attardassent en Aragon et il était souhaitable qu’un mouvement fût accompli vers le nord-ouest pour
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