Les fontaines de sang
commentaient par ces mots : « Une belle mort. » Mais la mort quelle que fût sa façon d’advenir ne pouvait être belle.
Les deux Lemosquet et Lebaudy parolaient avec une douzaine d’hommes d’armes parmi lesquels Naudon de Bagerant imposait ses vues.
– Ah ! dit-il, Sang-Bouillant… Je t’avais pourtant prévenu de veiller sur ce redresseur de torts à ta semblance.
– Comment cela s’est-il passé ?
– Je n’en sais rien. J’étais encore couché. Il paraît que c’est à cause d’un Juif… d’un rabbi…
Tristan se tourna vers les soudoyers de son beau-père :
– Étiez-vous présents ?
– J’ai tout vu de loin, dit Lebaudy. Messire Argouges avait l’intention d’aller trouver Guesclin pour lui annoncer qu’il retournait en Normandie, poussé par tout ce qu’il avait vu hier… Ça l’a pris vélocement… Pour éviter, sans doute, de passer devant les pavillons de Bourbon, Audrehem et moult autres, il a fait un détour… À ce moment, par une porte, sortaient des routiers d’une telle espèce que Guesclin leur a assigné l’arrière de l’armée…
– Je sais. Il n’y a pas que des Bretons, mais des Gascons, Manceaux, Luxembourcins…
– Ils étaient une douzaine et poussaient le rabbi devant eux… à coups de manches de pelles et de pioches… Il paraît qu’il n’avait pas voulu abjurer… Alors, votre beau-père s’est courroucé. Il a marché sans épée sur ces hommes. Ils l’ont outragé. Ils se sentaient très forts… Protégés. Le Béranger n’était pas loin, mais il s’est esbigné quand ça a chauffé !
Lebaudy reprit son souffle. Il suait de crainte et de fureur. Naudon de Bagerant lui tapa sur l’épaule :
– Continue !
Lebaudy parut se décharger d’un fardeau :
– Certains ont menacé votre beau-père de leurs bâtons tandis que d’autres commençaient à frapper le vieillard. Messire Argouges a voulu s’y opposer… Nous avons couru à sa rescousse, Paindorge et moi, mais il était trop tard : ce carreau jailli d’on ne savait d’où l’avait trespercé… Le rabbi a pris la fuite : il est rentré en ville… et les routiers se sont éparpillés.
Tristan se signa et s’agenouilla près du corps. Il tira le carreau sans se soucier du sang qui se répandait sur le dos de la victime :
– Un boujon 361 . Souvenez-vous, mes compères, du régal de Barcelone. À la fin, il y eut un concours d’archerie. Lionel, l’arbalétrier, y participa… Son trait bien attrempé 362 se planta à un petit doigt de la sagette de Shirton… Mon beau-père est entré en lice pour donner une leçon à ce hutin. Sa sagette a tranché l’em penne de son boujon. Or, voyez : cette basane est déchirée. Ce malandrin avait repris et conservé ce carreau pour un ultime usage : occire ce chevalier que nous aimions !
– Pourquoi ? demanda Paindorge, sous le regard insistant de Bagerant.
Tristan s’adressa aux hommes qui l’entouraient :
– Vous l’allez savoir… Compagnez-moi. Toi, Paindorge, et toi, Bagerant, je veux que vous soyez témoins de ma justice… Lebaudy et les Lemosquet, occupez-vous de cette dépouille. Mettez-la dans un drap. Que l’un de vous s’informe du cimetière. Ce jour d’hui, deux corps y reposeront aussi loin que possible l’un de l’autre.
– Quoi ? s’étonna Bagerant. Tu ne le retournes pas ? Tu ne veux pas voir son visage ?
– Non. Je tiens à conserver de lui une image vivante.
– C’est de la couardise.
Il se pouvait effectivement que cela en fût.
– J’ai vu cet homme tellement… présent… tellement vif…
Tristan eût voulu s’évader de sa douleur et de son indécision pour n’adhérer qu’à sa vengeance, ne faire qu’un avec elle et s’en réjouir une fois celle-ci consommée. Difficile. Il avait quitté un Ogier d’Argouges inquiet, mais tellement vivant – il n’en démordait point – par le fait même de cette inquiétude…
– Tu ne peux pas savoir, toi qui n’as pas d’ami.
Et voilà : il larmoyait devant Bagerant, ce qui constituait une humiliation dont il ne pourrait se guérir !
Il fallait qu’il montrât du courage. Luciane ! Luciane ! Il avait besoin d’elle en ce moment terrible.
Il se pencha et de ses mains tremblantes retourna le corps sans l’aide ni de Bagerant – surtout pas ! – ni de ses compagnons. Il y eut alors dans sa poitrine une sorte d’éclatement, la découverte d’un cœur plus sensible encore
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